Comment définir la prière ?

Comme pour tout ce qui touche au religieux, la définir est délicat. Difficile de se fonder sur des sondages ou sur des enquêtes qualitatives du type : « En quoi croyez-vous ? » ou : « Combien de fois par jour priez-vous ? », car on ne s’entend pas sur ces termes. Les mots du religieux sont tous liés à une histoire longue et complexe, avec différentes acceptions et traductions en fonction des traditions, et presque autant d’interprétations qu’il y a de « croyants » – le terme de « croyant » étant lui-même déjà problématique !

C’est particulièrement frappant pour la notion de « prière ». De manière très englobante, on peut la définir comme toute orientation intérieure vers un principe spirituel, vers un invisible porteur de sens et de valeur, quel qu’il soit. Mais une fois que l’on a dit cela, on peut la décliner de mille et une façons. Les autorités de chaque religion en ont une définition assez stricte et n’ont eu de cesse de vouloir la prescrire et la contrôler, pour le meilleur comme pour le pire. L’État français n’est pas en reste, lui qui – au nom de la laïcité – peut, par exemple, interdire la prière rituelle « visible » au sein d’un service public. La toute récente polémique autour d’une prière de Hanoukka chantée à l’Élysée en témoigne…

Comme tout ce qui touche à l’intime, a fortiori au mystère de l’expérience spirituelle, la prière est rétive à la typologie. Elle va ainsi, pour certains, inclure la méditation silencieuse, la communion avec la nature, voire l’émotion esthétique, ressentie en écoutant de la musique ou un poème. Et, de fait, pour une personne à la vie spirituelle intense, toute activité peut, somme toute, devenir prière, selon la qualité d’attention avec laquelle elle est effectuée.

« Depuis quelques années, la prière se vit de plus en plus en ligne »

On bute ici sur l’un des grands problèmes des enquêtes par sondage. Les termes utilisés étant rarement définis avec précision, ni maîtrisés par les répondants et par les enquêteurs, que penser des chiffres obtenus ? Pour comprendre ce que recouvre la « prière », se référer à son étymologie n’est pas inutile : « prier » a la même racine latine que « précaire ». Prier, c’est donc se sentir en situation de demande, de vulnérabilité, d’insuffisance… C’est se reconnaître dépendant d’un principe invisible supérieur.

Alors pourquoi prie-t-on ? Que demande-t-on ?

Là encore, cela dépend du contexte. À l’évidence, quand on se met dans cette position de dépendance, c’est souvent pour obtenir quelque chose. On n’est pas loin du « magico-religieux », d’une forme de « pensée magique ». Le fidèle sollicite son dieu pour obtenir une aide face aux grandes questions de l’existence – la mort, l’échec, la maladie… – et pour se rassurer face aux peurs correspondantes.

Mais la prière ne se réduit pas à de telles demandes, qu’on peut qualifier d’« intéressées » même si elles sont légitimes. Certaines prières sont de l’ordre du remerciement, de la quête de pardon, de la confession, etc., et ont été normées par les grandes religions, selon des formes spécifiques dédiées (l’« action de grâce », par exemple). Elles peuvent également dépasser la forme et le langage, pour aller jusqu’au silence, avec ce que les chrétiens appellent l’« oraison ».

« Très bariolé, ce maelström « néo-spirituel » est symptomatique de notre époque chaotique »

Prenons l’exemple de la « médiation ». Dans le cas du bouddhisme, peut-on dire que les fidèles « prient », si le Bouddha est en nirvana et qu’il ne peut donc rien faire pour eux ? Pourtant, les louanges, mantras et « souhaits » abondent dans certains courants de cette religion. Et son recueillement méditatif n’est pas un silence « ordinaire », ne serait-ce que parce qu’il est pratiqué « au nom » du Bouddha et dans une logique très spécifique…

Notre époque a-t-elle vu émerger de nouvelles formes de prières ?

La postmodernité est paradoxale par nature. On a donc pu observer des évolutions en apparence contradictoires, à la fois hypermodernes et archaïsantes. Ainsi du maintien ou de la réactivation de certaines pratiques anciennes, plus ou moins « relookées », comme l’astrologie. Je pense aussi, par exemple aux exercices de dévotion « en faveur des âmes du purgatoire », très en vogue naguère, et qui refont surface aujourd’hui, sur fond de « psychogénéalogie ». Ou encore la réinvention – pour l’essentiel fantasmée – de certaines pratiques ancestrales, avec par exemple l’engouement pour le néo-chamanisme (« communication » avec les arbres, les animaux, les esprits…), le néo-tantra ou les sorcières. Le tout sans aucune continuité traditionnelle ni rapport réel des adeptes avec les cultures originales concernées (Aborigènes d’Australie, Guaranis d’Amazonie, Bouriates de Sibérie, etc.). Et sur fond d’imagerie New Age, très en vogue dans certaines fictions (films, séries, livres…), certains courants musicaux, certains jeux vidéo ou sur les réseaux sociaux…

Qu’est-ce que ces formes de prières disent de notre rapport au religieux ?

Très bariolé, ce maelström « néo-spirituel » est symptomatique de notre époque chaotique. En cause : une profonde crise religieuse – passant inaperçue en tant que telle, fort peu analysée, ni même prise au sérieux – sur fond d’angoisse générale, d’inquiétude civilisationnelle globale. Car, contrairement aux lieux communs dominants, le religieux n’est pas intégralement du côté du « croire » (d’où le problème que pose l’expression « les croyants ») mais constitue plutôt l’instance de régulation entre le croire légitime et le savoir légitime, entre le crédule et le crédible. C’est, à ce titre, le grand « pare-angoisse »… Face au vide actuel dans ce domaine, notre temps se caractérise ainsi par une sorte de bricolage individualisé, et même, en deux mots, de « bris-collage », puisque l’on a brisé la cohérence des traditions religieuses, récupéré leur panoplie (symboles, idées, rituels, lieux…), puis recollé ces morceaux hétéroclites tant bien que mal, dans autant de synthèses individuelles précaires. Des ersatz censés être propres à chacun, mais qui s’avèrent très uniformisés (et marchandisés), où l’on ne retient que ce qui nous arrange à un moment t. On croit de moins en moins à des religions codifiées, institutionnalisées, et de plus en plus à ces (prétendues) spiritualités « à la carte » – au paradis mais pas à l’enfer, aux anges mais pas en Dieu, et aussi aux chakras… du moment que c’est réconfortant dans l’instant. On ne sait plus à quel saint se vouer ! Et les modes de prière – à tous les sens du mot « mode »… –, de plus en plus erratiques et syncrétiques, en sont le reflet.

Les lieux de la prière ont-ils changé ?

Les grands lieux de prière et les grands lieux de pèlerinage, comme Rome, La Mecque ou Saint-Jacques-de-Compostelle, sont plus populaires que jamais. Mais les études sociologiques montrent toutefois que l’on prie de plus en plus seul et chez soi, et de moins en moins dans un lieu de culte. Toutefois, d’autres lieux inattendus – tels les teknivals, les raves parties – peuvent être investis par une forme de prière, ou du moins de transe collective. Au premier abord, s’étourdir de rythmes, de drague, de drogue et de danse dans la nature ne semble guère « religieux ». Reste que beaucoup de teufeurs parlent d’une expérience quasi spirituelle, de communion… De tels cultes orgiaques n’ont-ils pas de précédents historiques ? Peut-être assiste-t-on à une résurgence d’un vieux fond anthropologique…

« YouTube, c’est un grand temple aux mille chapelles »

Le véritable changement se situe toutefois sur Internet, sur les réseaux. Depuis quelques années, la prière se vit en effet de plus en plus en ligne. Depuis les retraites bouddhistes à distance jusqu’aux enterrements célébrés via Zoom pendant le Covid, en passant par les télévangélistes américains qui affirment pouvoir bénir ou guérir un fidèle qui toucherait l’écran, le Web est omniprésent dans la vie spirituelle de beaucoup. Vous pouvez désormais assister à des offices, des cérémonies et des enseignements en tout genre depuis chez vous. YouTube, c’est aussi un grand temple aux mille chapelles, où l’on trouve tout et son contraire, et où tout est mis au même niveau. Un croisement inédit entre technologie et religion qui oblige les institutions à se remettre en question ! Faut-il être présent « avec son corps » lors d’un rituel, ou bien le « distanciel » peut-il suffire ? Et qu’en est-il du « différé » ? Sans parler de l’IA ! Va-t-on pouvoir tenir encore longtemps, sans nouvelles régulations, dans cette cacophonie spirituelle ? 

Propos recueillis par LOU HÉLIOT

 

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