En 1991, Artpress avait publié un numéro spécial sur les « nouvelles technologies ». On y traitait des « vertiges du virtuel », de l’« esthétique de la simulation »… La sortie de ce numéro avait donné lieu à une rencontre à l’École nationale des beaux-arts de Paris. Le philosophe et urbaniste Paul Virilio, qui avait participé au numéro, faisait partie des intervenants. Je le revois : il se leva tout à coup de son siège, s’avança très droit sur l’estrade et, d’une voix bien posée, presque véhémente, nous parla de… l’art de la danse. Nous étions là pour discuter d’images dématérialisées et lui nous rappelait la présence des corps. Virilio voyait juste. Les années qui suivirent furent riches d’innovations dans le domaine de la danse, tandis que ce qu’on appelait alors la Toile s’étendait et resserrait ses maillons. La liberté de l’une compensait l’emprise de l’autre.

2020. Un virus s’attaque aux corps, et la Toile aujourd’hui ramifiée en variants dénommés « télétravail », « visioconférences », « visites virtuelles », en profite pour prendre le dessus, étrangler un peu plus les corps. Je ne vais pas répéter ici les témoignages d’artistes de la scène et de la piste, responsables, acteurs et amateurs de la culture qui ont dépassé leur seuil de tolérance aux petits écrans, qui voudraient bien les crever ces écrans, percevoir à nouveau les frémissements qui parcourent un public, fût-il sanitairement clairsemé, ou applaudir à l’unisson.

Mais je peux parler de cette ironie non pas du sort, mais du principe de « distanciation sociale » que subit le milieu que je connais le mieux, celui des arts plastiques. Moi qui jadis ai beaucoup écrit sur l’art conceptuel, je n’étais pas seule ces derniers temps à constater une réaffirmation de la peinture, et qui dit peinture, dit pot de peinture et mains sales. Et que cherche l’amateur de peinture lorsqu’il approche son nez d’une surface, glacée ou croûteuse, sinon à retrouver la trace des mains sales qui sont passées par là ? À cela s’ajoute que le-monde-de-l’art-contemporain, qui a des frontières beaucoup plus ouvertes que celles mises en place par les accords de Schengen, fait désormais une place de choix, et cela sans doute sous l’influence d’un intérêt grandissant pour les traditions non occidentales, à des matériaux et des techniques, céramique, verrerie, vannerie, broderie, qu’on avait cantonnés dans la catégorie des arts appliqués. Enfin, j’ajouterai à ce très bref panorama un renouveau de la performance, c’est-à-dire de cet art qui veut qu’un corps se livre, souvent fragile et dans des actions qui peuvent le mettre en danger, aux regards d’un public certes restreint, mais rapproché, avec lequel il se trouve de plain-pied.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’un tableau n’est pas réductible à ce qu’en fait Google Images, que l’art n’est pas soluble dans le numérique, et que les jeunes artistes qui prennent leur propre corps comme véhicule de leurs messages se disent que c’est toujours ça dont la folie du marché de l’art ne s’emparera pas. Car pendant que les confinements et la fermeture éternisée des musées nous privaient du contact physique avec les œuvres, foires d’art, ventes, publiques ou pas publiques, se poursuivaient en ligne. Les mesures sanitaires empêchaient le plaisir de l’art, elles n’arrêtaient pas la spéculation dont il fait l’objet. Les plus sincères de mes amis marchands n’en revenaient pas de vendre ainsi parfois très cher des œuvres dont les acquéreurs n’avaient pu apprécier que la transposition pixélisée (soyons francs, il leur fallait aussi résister, ou pas, aux gros malins qui tentaient de profiter de la situation). C’était tant mieux bien sûr pour l’équilibre économique de l’ensemble du milieu professionnel, c’était tant pis pour ceux qui n’avaient pas les moyens de ce ticket d’entrée.

Tout art a besoin du corps-à-corps, y compris l’art de l’écrivain pour qui une navigation sur Internet ne remplacera jamais la flânerie ou l’observatoire privilégié qu’est une terrasse de café. Toute la pensée a besoin du corps-à-corps. Participant récemment à un débat devant des fantômes assis sur des fauteuils rouges, je me disais que manquait la question provocatrice, voire incongrue qui fuse de l’auditoire, et qui aurait peut-être un peu secoué nos échanges courtois. Comme nous manque ce cliché dont ceux qui le prononcent sont les premiers à se moquer : « On s’appelle, on s’fait une bouffe. » Nous ne regrettons pas tant les plaisirs de la table que d’être privés de l’échange dans la proximité, qui s’accompagne des gestes et des regards, qui rebondit à un incident qui survient à la table voisine, naît à la vision du livre que l’ami lisait en nous attendant. Tout cela peut bien aller se loger dans le creuset de l’inconscient, se perdre dans les circonvolutions de notre matière grise, mais la pensée mouline, et ce que les sens ont transmis à notre savoir resurgira un jour et s’appellera une idée nouvelle.

Ceux qui « gèrent » la pandémie ignorent hélas cette pensée-là qui reste toujours vive, tandis qu’ils ne font confiance qu’à la science dont on sait que les acquis se périment vite. N’est-il pas choquant qu’aucun philosophe, aucun théologien, et je dirais même aucun écrivain ou artiste n’ait été invité à rencontrer le tout-puissant « comité scientifique » ? N’ont-ils pas eux aussi une approche de la douleur, de la mort ? Celle-ci compte-t-elle pour du beurre ? Il se tient actuellement dans une galerie un Salon de la mort* qui rassemble les œuvres très intéressantes de quarante-quatre artistes. J’encourage chaleureusement messieurs Véran et Delfraissy à s’y rendre. Ça les déconfinerait. 

* The Bridge, galerie Christian Berst à Paris, jusqu’au 14 mars.

 

Illustration Stéphane Trapier

 

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