En 1988, vingt ans après La Société du spectacle, Guy Debord publie Commentaires sur la société du spectacle. Livre singulier : plus on s’éloigne du temps où il a été écrit, plus il semble nous parler du monde dans lequel nous vivons ! D’où vient ce sentiment d’un texte d’autant plus actuel que le temps passe ? Peut-être du paradoxe exprimé par Debord selon lequel « il est assurément dommage que la société humaine rencontre de si brûlants problèmes au moment où il est devenu matériellement impossible de faire entendre la moindre objection au discours marchand : au moment où la domination, justement parce qu’elle est abritée par le spectacle de toute réponse à ses justifications fragmentaires ou délirantes, croit qu’elle n’a plus besoin de penser ; et véritablement ne sait plus penser ».

Comme si plus notre maison brûlait, moins nous disposions des moyens de la sauver ! 

Rappelons la définition économique et politique que Debord donne du spectacle au début des Commentaires : « le règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable, et l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui accompagnent ce règne ». Ce serait ainsi au moment où les conséquences du spectacle sur la société et sur la vie deviennent, « dans la surprenante vitesse des catastrophes », irréfutables, qu’il ne serait plus possible de formuler à son endroit une critique qui porte, c’est-à-dire une critique sur laquelle fonder une contestation du spectacle qui ne soit pas vaine. Comme si plus notre maison brûlait, moins nous disposions des moyens de la sauver ! C’est à la compréhension de ce saisissant effet ciseaux que Debord s’attaque dans ses Commentaires. Reconnaissons que la question qu’il a posée il y a plus de trente ans est devenue plus que jamais la nôtre !

La fragilisation et la régression du vivant n’ont cessé de s’accentuer du fait même de l’extension de la valeur d’échange que Debord, fidèle à l’analyse de Marx sur le fétichisme de la marchandise, avait qualifiée, dans La Société du spectacle, d’« inversion concrète de la vie », ou encore de « négation de la vie devenue visible ».

La contestation du capitalisme s’est dispersée au point de s’évanouir.

De son côté, la contestation du capitalisme s’est dispersée au point de s’évanouir. Debord notait ainsi en 1988 : « C’est la première fois, dans l’Europe contemporaine, qu’aucun parti ou fragment de parti n’essaie plus de seulement prétendre qu’il tenterait de changer quelque chose d’important. La marchandise ne peut plus être critiquée par personne : ni en tant que système général, ni même en tant que cette pacotille déterminée qu’il aura convenu aux chefs d’entreprise de mettre pour l’instant sur le marché. » Il y a là un mystère : la contestation du capitalisme a connu sa plus grande force au moment où ses effets de désagrégation sur le vivant n’avaient pas revêtu l’intensité que nous lui connaissons. Comment expliquer un tel reflux de la pensée qui « avait dominé durant plus de deux cents ans, selon laquelle une société pouvait être critiquable et transformable, réformée ou révolutionnée », alors même que « jamais les conditions n’ont été partout si gravement révolutionnaires » ?

La vie est devenue spectaculaire, et le spectaculaire est devenu la vie

Éclairer ce paradoxe suppose de comprendre comment, après 1968 – « cette contestation révolutionnaire apparue par surprise » –, le spectacle a su se transformer pour à la fois étendre son emprise et désarmer sa critique. Pour l’expliquer, Debord forge le concept de « spectaculaire intégré », le spectacle s’étant « intégré dans la réalité même à mesure qu’il en parlait ; et qu’il la reconstruisait comme il en parlait. De sorte que cette réalité maintenant ne se tient plus en face de lui comme quelque chose d’étranger ». Le spectacle, qui s’est mélangé à la réalité « en l’irradiant », poursuit ainsi la transformation du réel comme marchandise et comme représentation. La vie est devenue spectaculaire, et le spectaculaire est devenu la vie, chacun courant désormais « derrière les signes dépréciés de la vie ». Le « spectaculaire intégré » se reconnaît selon Debord à cinq traits principaux : « le renouvellement technologique incessant », la « fusion économico-étatique », le « secret généralisé », le « faux sans réplique », un « présent perpétuel ».

Notre rapport au monde est devenu de part en part spectaculaire, c’est-à-dire intermédié par des images. Or, plus les images ont la fonction de représenter un monde commun, plus elles renforcent la séparation entre l’homme et le réel et entre les hommes eux-mêmes. Le citoyen est alors dépossédé de sa capacité à contribuer à l’élaboration d’une raison collective, car, dans le même temps, « il n’existe plus d’agora, de communauté générale, ni même de communautés restreintes à des corps intermédiaires ou à des institutions autonomes, à des salons ou des cafés, aux travailleurs d’une seule entreprise ; nulle place où le débat sur les vérités qui concernent ceux qui sont là ne puisse s’affranchir durablement de l’écrasante présence du discours médiatique, et des différentes forces organisées pour le relayer ».

Les Commentaires décrivent ainsi avec prophétie la « dissolution de la logique » dans le flux des représentations spectaculaires du monde ; la montée du règne de l’expert, car « là où l’individu n’y reconnaît plus rien par lui-même, il sera formellement rassuré par l’expert » ; le « faux sans réplique » qui « a achevé de faire disparaître l’opinion publique » ; « l’incessant passage circulaire de l’information revenant à tout instant sur une liste succincte des mêmes vétilles ». Le spectaculaire intégré est bien la matrice de « la racine psychologique de l’adhésion si générale à ce qui est là ».

Plus le spectacle sera puissant, moins il tolérera qu’on ne l’aime pas

Mais penser que la contestation serait désarmée du seul fait d’une transformation de notre rapport au réel est insuffisant. Car Debord dit aussi que la « domination spectaculaire » a « changé radicalement l’art de gouverner ». Les Commentaires sont ainsi un traité du pouvoir des temps spectaculaires dans lequel Debord multiplie les formules pour le qualifier. Il y parle indifféremment du « gouvernement du spectacle », de l’« autorité du spectacle », du « système de domination spectaculaire ». Selon le mot du Discours de la servitude volontaire (1576) de La Boétie, il forme le dessein de dévoiler « le ressort et le secret de la domination ». Car la domination entend s’attaquer à sa propre contestation, considérant qu’« elle n’a été jusqu’ici que trop patiente et trop bonne ». Plus le spectacle sera puissant, moins il tolérera qu’on ne l’aime pas. Dans Panégyrique, Debord ira jusqu’à écrire que « la servitude veut désormais être aimée véritablement pour elle-même ». Il est difficile ici de ne pas penser à George Orwell, au mot d’O’Brien à la fin de 1984 : « Plus le parti sera puissant, moins il sera tolérant. » Le spectacle porte ainsi avec lui un régime de « gouvernabilité » dont Debord esquisse les contours en digne successeur de Machiavel, de Gabriel Naudé (Considérations politiques sur les coups d’État, 1639), du cardinal de Retz ou encore de Maurice Joly (Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu, 1864), dévoilant les arcana imperii – les « mystères du pouvoir » – à l’époque spectaculaire : le règne du secret, l’influence des mafias, les décisions soustraites à la délibération démocratique, la fabrication de l’opinion, la surveillance des citoyens, la « critique spectaculaire du spectacle », etc. Il nous invite à renouer avec la tradition civique et démocratique du dévoilement des mécanismes et artifices de la domination.

C’est sans doute à cette condition qu’il serait possible de comprendre pourquoi la contestation du « gouvernement du spectacle » paraît aujourd’hui si désemparée. Or, il n’y a sans doute rien de plus nécessaire que de comprendre pourquoi nous ne prenons pas le bon chemin pour éviter la catastrophe et nous libérer d’un système qui ne survit que de notre soumission. Système qui se radicalisera à mesure que la contradiction entre la volonté d’en sortir et notre impuissance à y parvenir restera sans dépassement, privée d’une nouvelle dialectique historique. 

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