Le Covid a tout bouleversé

On estime généralement que c’est dans les deux premières années d’un quinquennat qu’il convient de mener les réformes fortes. L’épidémie remet en cause cette règle non écrite. On peut même se demander si, cette fois, la fin de mandat – ces fameux 600 jours – ne pourrait pas donner lieu à des actions structurantes. Ne vient-on pas de vivre un moment historique lors duquel Emmanuel Macron et son gouvernement ont remis en cause ce qu’ils nous expliquaient être juste et pour lequel ils affichaient une détermination totale ? Ils ont mis entre parenthèses la réforme des retraites, ils ont volontairement laissé filer le déficit budgétaire. Ils ont affirmé que l’hôpital public devait être au centre de tout alors qu’on avait l’impression qu’ils avaient jusqu’alors fait prévaloir la règle gestionnaire. Le Covid-19 a opéré des remises en cause de grande échelle. Je ne suis pas certaine qu’Emmanuel Macron doive se contenter de gérer le pays pendant 600 jours s’il veut être réélu. Je crois, au contraire, qu’il a l’espace pour une action vigoureuse et novatrice, ce qui pourrait lui permettre de retrouver une partie des suffrages de ceux qui ont voté pour lui en 2017 et n’imaginent pas rééditer leur geste en 2022. Je pense en tout cas que la personnalité en mesure de gagner l’élection présidentielle sera celle qui dessinera un horizon nouveau face à cet univers de catastrophes qui s’est ouvert devant nous, ce nouveau monde qui s’est dévoilé à travers une mondialisation non maîtrisée vectrice de pandémie.

 

Changement de logiciel

Le Covid-19 a remis sur le devant de la scène des thématiques de gauche comme l’importance des services publics ou la transformation écologique. Au fond, on pourrait dire que jusqu’à la crise Emmanuel Macron a mené une politique clairement à droite mais que, depuis, ses discours ont changé. Paradoxalement, son gouvernement est plus à droite, même si, paraît-il, des personnalités de gauche ont été sollicitées et ont refusé, pariant sur un échec. Mais cela ne signifie pas que la politique menée ces prochains mois ne sera pas différente. Il ne faut pas sous-estimer la capacité d’évolution profonde du personnel politique à la faveur des crises majeures. Prenons l’exemple de Bruno Le Maire, qui possède une réelle influence au gouvernement : cette personnalité politique, de longue date ancrée à droite, s’est révélée prête à changer de logiciel au niveau de l’intervention de l’État et de la transition environnementale. Reste à voir si les actes suivront.

 

Un plan de relance très classique

À ce stade, le plan de relance à cent milliards d’euros ressemble à des dizaines de plans passés. C’est la réponse habituelle, peut-être pas par son ampleur, mais dans sa conception, et elle n’est pas forcément en adéquation avec la situation. Ce plan pourrait pourtant être structurant s’il articulait le rôle de l’État avec celui de l’ensemble des acteurs publics et privés concernés. Que ce soit sur la relance économique, le développement de l’emploi ou sur l’écologie, sur la relocalisation ou l’aménagement du territoire, il pourrait être bien plus innovant s’il se concentrait sur quelques actions ciblées et s’il inaugurait une nouvelle méthode de travail.

Au fond, ce qu’on reproche depuis longtemps à Emmanuel Macron, c’est de donner le sentiment qu’il se situe dans l’abstraction et demeure éloigné du concret et du terrain. On éprouve la même impression face à ce plan de relance : des dizaines de milliards dont on ne voit pas très bien comment, à l’échelle micro-économique, ils vont descendre jusqu’aux acteurs les plus touchés par la crise – les PME, les artisans, les commerçants, le secteur du tourisme. On ne voit pas non plus, pour le moment, comment les pratiques économiques vont se transformer dans le sens de l’articulation avec l’écologie qui est proclamée. Ni comment vont être conjugués ces deux objectifs, souvent présentés comme antinomiques : échapper à la récession et engager plus vigoureusement la transformation écologique.

 

L’exemple de l’Europe

La présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, a réussi à garder le cap du green deal, tout en mettant l’accent sur les politiques de recherche et d’éducation et en obtenant des décisions assez révolutionnaires sur le plan de l’autonomie de son budget européen. Mais elle fait face aujourd’hui aux mêmes inquiétudes : le volet vert de la relance, qualifié de « no harm » – ce qui ne fera pas de mal aux objectifs climatiques et de biodiversité –, ne garantit pas que le reste du plan européen soit neutre sur ces enjeux. C’est tout le paradoxe de faire en même temps du vert et de « l’anti-vert ».

 

La réindustrialisation complexe

Nous avons en France de sérieux atouts. Malgré une grande impréparation, malgré les discours sur les masques qui ne servaient à rien puis qui servaient à tout, nous ne nous en sommes pas mal tirés. Le système de santé, public comme privé, a tenu remarquablement et la société française a résisté à un confinement très strict. Cela montre des capacités collectives de changement et de solidarité. Une étape a été franchie, et je crois que l’attention aux thématiques écologiques restera. Mais, pour penser autrement la mondialisation, le développement économique, l’évolution des inégalités, les enjeux du numérique et de l’intelligence artificielle, en y intégrant la préoccupation de la nature, il ne suffit pas de quelques discours enlevés. Par exemple, la relocalisation industrielle ne peut se faire à n’importe quelle condition. Quand on voit ce qu’a vécu Beyrouth cet été, ou ce qui s’est passé à l’usine Lubrizol de Rouen, réindustrialiser sans regarder de près les contenus de ces activités peut aller à l’encontre de la préservation de l’environnement ou de la santé.

 

Bagnole et rénovation thermique

Sur l’environnement, la question est moins de savoir si l’on met 20 ou 30 milliards sur la table que de déterminer quels projets soutenir. Tout miser sur la bagnole ? Je ne suis pas certaine que la voiture électrique soit le nec plus ultra de la transformation écologique. La rénovation thermique dans le BTP est frappée de malédiction depuis des années. On affiche des programmes de centaines de milliers de logements à construire ou à rénover et, à chaque fois, on ne dépasse jamais un dixième ou un vingtième de ce qui a été promis. Peut-être faut-il s’attaquer aux maisons individuelles, simplifier les dispositifs d’aide. Et l’État devrait montrer l’exemple en proposant une rénovation des bâtiments publics par le biais d’un grand plan négocié avec les collectivités locales.

 

Le choix de la décentralisation

Depuis sa nomination, Jean Castex insiste sur son souci des territoires. C’est essentiel, mais il ne faudrait pas que cela se termine par un énième acte de décentralisation. Il y a là l’occasion d’établir un nouveau contrat entre l’État et les collectivités locales. Ces constructions collectives ne sont pas dans les mœurs du personnel politique, mais c’est justement l’occasion pour le président de rompre avec sa pratique éloignée du terrain. Pour cela, il ne peut pas se contenter de déléguer ces questions à son Premier ministre. Il devrait être attentif au fait que le désir d’un nouveau monde qui l’a porté au pouvoir en 2017 s’est également manifesté lors du second tour des élections municipales. Il a maintenant l’occasion de sortir de la posture de l’homme providentiel, qui était aussi celle de ses prédécesseurs et qui explique ce sentiment de déception qui nous étreint désormais après chaque élection présidentielle.

S’il est un sujet sur lequel le président devrait s’engager, c’est bien l’aménagement du territoire. C’est un domaine qui implique autant la relance de l’emploi que le verdissement de l’économie. C’est aussi une manière de se réapproprier la France dans sa diversité. Paris n’est pas toute la France, les Gilets jaunes l’ont crié haut et fort. Comment faire de ce sentiment d’anti-parisianisme une énergie positive pour construire un nouveau projet national ? Il s’agit d’une question essentielle et, pour y répondre, l’écologie peut servir de point d’appui. Car l’écologie en France, ce n’est pas seulement la taxe carbone, ce sont aussi les forêts des Ardennes, la beauté des calanques méditerranéennes, les lagons de Polynésie et de Nouvelle-Calédonie, bref, un patrimoine paysager exceptionnel. C’est aussi la conversion de notre puissance agricole, le fait de repenser notre organisation ferroviaire, de prendre conscience du talent de nos scientifiques, de redonner l’importance qu’ils méritent à tous ceux qui pensent et agissent de manière nouvelle, différemment d’un modèle à bout de souffle dans son organisation administrative comme sa spécialisation économique… Nous aurions besoin aujourd’hui d’un « Nouvel esprit des lois ».

 

Le retour du plan

Tout est une question de méthode collective, en ce sens le fait de renouer avec un commissariat au plan est une très bonne chose. J’y ai travaillé il y a longtemps. Cela peut être un instrument magnifique dans le dialogue entre les différents partenaires pour dégager une vision, travailler avec hauteur mais sans surplomb, sélectionner quelques bonnes idées à mettre en œuvre et toujours se demander comment les réaliser. Il ne faut évidemment pas que cela soit « le machin » de François Bayrou, il faut qu’un collectif de personnalités impliquées s’y investisse, et que le président appuie cette démarche personnellement. 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

 

 

 

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