Mes ancêtres étaient des engagés indiens venus remplacer les esclaves dans les champs de canne après l’abolition. On les appelait des coolies. Lorsque j’ai eu en main les copies de leurs fiches d’immigration attestant leur arrivée en 1872 à l’île Maurice, j’ai eu, pendant quelques heures, une attitude étrange. Je les soupesais, testais leur épaisseur entre mon pouce et mon index ; je les secouais en les tenant par un coin, puis les rapprochais de mon visage jusqu’à ce que les mots deviennent flous. Je les fixais intensément pour ensuite les ignorer. Je les rangeais sous une pile de papiers, puis je les remettais en haut de la même pile quelques minutes après. Parfois je les jetais comme ça, dans un geste nonchalant, pas trop loin non, pas trop fort non plus, mais je les écartais quand même. Je les malmenais un peu, espérant les provoquer comme si j’avais envie qu’elles s’incarnent soudain, se mettent en colère, montrent les poings et alors, moi aussi, j’aurais pu afficher ma frustration. J’avais le sentiment qu’elles me mentaient, ces fiches écrites avec cet anglais froid et administratif qui ne dit rien du cœur des hommes. Je voulais montrer (à qui ? à quoi ? je ne sais pas) que je n’étais pas dupe de leur langage lissé.

J’aurais préféré un truc sale, un machin puant, des traces de sang, de morve, de larmes

Pourquoi je m’en prenais à ces fiches ? Elles sont précieuses, donnant à entrevoir un contexte historique et social précis. Elles participent à la statistique, à l’archive et à l’écriture de la grande l’histoire de l’engagisme – ce système de travail, ce quasi-servage, cette transhumance mondiale, cette migration organisée, mise en place par les empires coloniaux au xixe siècle pour pallier le manque de main-d’œuvre dans les champs de canne après l’abolition de l’esclavage. Ces fiches m’aidaient dans mon travail. Pourtant, il y avait, dans leur sobriété, dans leur brièveté et, oserais-je le dire, dans leur apparente dignité, quelque chose qui me dérangeait. Oui, elles se faisaient passer pour dignes, ces fiches, mais, en creux, elles parlaient d’une indignation, de l’asservissement des hommes par leurs semblables, elles disaient la déshumanisation. J’aurais préféré un truc sale, un machin puant, des traces de sang, de morve, de larmes, tout sauf ces feuilles bien blanches, bien proprettes, citant numéro nom prénom âge. Ces feuilles donnaient l’impression que les coolies avaient pris un ticket, attendu sagement dans une salle puis, tour à tour, s’étaient présentés au guichet, bonjour monsieur, bonjour madame. Je sais qu’au moment de leur « fichage », juste après leur descente des bateaux, il y avait un chaos indescriptible, des cris, des pleurs, des enfants et des femmes et des vieux et des malades et des mourants. Une masse humaine telle une bête à domestiquer.

Je voulais entrer dans ces fiches bien calibrées comme on passe de l’autre côté du miroir et que ça fasse du bruit. Mais elles restaient de marbre, silencieuses, impassibles à mon désir obsédant de savoir ce que ça faisait, ça, en vérité, en réalité : sortir des cales d’un bateau après deux mois de voyage sur un océan tempétueux et se voir attribuer un numéro sous l’implacable lumière d’une journée tropicale. Comment ça bougeait dans les corps après ce voyage ? Que disaient les langues et dans quel état étaient les esprits ? Je voudrais des détails, encore et encore, mais alors comment dire la précision d’un désarroi, l’exactitude de la peur ? Comment décrire le souffle assourdissant de la cacophonie et le staccato singulier d’un cœur qui bat ?

Il était qualifié de digne parce qu’il ne parlait pas

J’ai souvent cru que le silence était une forme de dignité. Mon grand-père, petit-fils d’un des coolies arrivés en 1872, né sur une plantation de champs de canne, laboureur depuis sa tendre adolescence, a été incarcéré pendant des mois pour s’être rebellé, puis a été expulsé avec sa jeune famille hors du domaine sucrier. Il en a été profondément marqué et altéré. Pourtant, il n’en parlait quasiment jamais et, chez moi, on disait de mon grand-père qu’il était digne. Pas parce qu’il avait frappé un contremaître et osé dire non à une injustice, pas parce qu’il avait tout recommencé à zéro avec sa famille, pas parce qu’il était dans la misère la plus totale et qu’il a grignoté jour après jour sa place au monde, pas parce qu’il avait tenu bon sous le lourd opprobre qui a suivi ce geste rebelle, pas parce qu’il gardait le dos droit et la tête haute. Non, il était qualifié de digne parce qu’il ne parlait pas.

J’ai souvent rêvé que cet homme raconte, avec ses mots à lui, qui étaient hachés parfois, longs comme des lianes à d’autres moments. J’ai fantasmé que sa vérité soit une chose vivante, palpitante, dégoulinante et que celle-ci participe, à sa manière, au grand récit de l’engagisme. Pourtant, la sécheresse apparente de ces fiches, la retenue dont faisaient preuve les descendants de coolies, m’a obligé à chercher au-delà des jeux d’affects, à gratter le vernis de l’émotion. J’ai contemplé ce vide bien souvent et j’ai appris à l’écouter attentivement, à le mettre en perspective, à essayer de comprendre les enjeux économiques et sociaux de cette époque. Je peux raisonner, raconter à partir de l’endroit où je me trouve aujourd’hui mais je ne peux pas, je ne dois pas, refaire leur histoire comme si c’était une pièce de théâtre avec des fracas et des pleurs, comme si c’était un spectacle son et lumière. Il en va de leur dignité. 

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