Alice au Pays des Merveilles

C’EST SANS DOUTE l’une des journées les plus célèbres de l’histoire littéraire. Le 4 juillet 1862, Charles Dodgson et son ami Robinson Duckworth emmènent les trois sœurs Liddell (Lorina, Alice, et Edith, âgées, dans l’ordre, de 13, 10 et 8 ans) faire une promenade sur la Tamise près d’Oxford – là où le fleuve prend le joli nom d’Isis. Au cours de « ce long après- midi doré », le pâle révérend Dodgson va se muer en Lewis Carroll pour transporter son auditoire dans une aventure incroyable, qui allait devenir Alice au Pays des merveilles. Un voyage sur l’eau d’à peine dix kilomètres, entre Folly Bridge et Gostow, dont l’écrivain donnera un tableau en vers élégiaques, placé en ouverture du livre des années plus tard : « Au silence soudain contraintes, elles courent / En imagination /Après l’enfant du rêve et suivent son parcours / Au Pays des merveilles / Ou tous les animaux tiennent de longs discours, / Y croyant à moitié. / Et chaque fois que, la narration asséchant / Le puits de ses idées, / Le conteur fatigué cherche bien faiblement / À remettre la suite / « À la prochaine fois », « La suite maintenant ! » / Disent les voix heureuses ! / Le Pays merveilleux naquit très lentement : / C’est ainsi qu’un par un, / Furent conçus tous ses très curieux incidents. / Le récit a pris fin ; / L’équipage joyeux, sous un soleil couchant, / Regagne ses pénates. »

Les personnages s’affirment, empruntés à son quotidien

Est-ce ainsi que naissent les chefs-d’œuvre ? Sous le double magistère de la fantaisie et de l’improvisation ? À moins qu’il ne faille, comme Alice, plonger plus loin dans le terrier pour comprendre les ressorts profonds de ce récit inclassable. Lorsqu’il s’élance en barque ce fameux jour d’été – qui fut en réalité froid et pluvieux –, Charles Dodgson n’est alors qu’un mathématicien austère de 30 ans, aux cheveux bouclés et aux yeux gris, à la sante�