Quotidienne

Un président de gauche en Colombie : « C’est un jour historique »

Marie Deshayes, journaliste

Santiago Gamboa, écrivain

Gustavo Petro a été élu dimanche dernier. Pour l’écrivain colombien Santiago Gamboa, auteur du roman Une maison à Bogotá, cette élection représente « la victoire des jeunes, des femmes, de toute la diversité ethnique de la Colombie, et du processus de paix ».

Un président de gauche en Colombie : « C’est un jour historique »

La Colombie a élu le premier président de gauche de son histoire, dimanche dernier. Qu’est-ce que cela représente, pour vous ?

C’est un jour historique. Je pense que la Colombie ne sera jamais plus comme avant. Avec cette élection, c’est comme si la Colombie se regardait dans un miroir pour la première fois, et acceptait son vrai visage. C’est la première fois que l’on a un gouvernement qui représente la totalité du pays, et pas seulement l’élite blanche et citadine, l’oligarchie, comme cela a été le cas pendant deux-cents ans.

La Colombie devient enfin un pays indépendant, formé par des hommes et des femmes qui se reconnaissent dans le duo formé par le président et la vice-présidente. Comme tous les pays sous-développés, la Colombie est traditionnellement très machiste. Que la vice-présidente, Francia Marquez, soit afro-colombienne est très symbolique. C’est la première fois de l’histoire en Colombie.

Comment expliquez-vous que ce choix intervienne aujourd’hui ?

J’y vois deux explications principales. Premièrement, les jeunes ont pris la responsabilité d’aller voter pour ce scrutin, après les mobilisations de l’an dernier réprimées dans le sang par la police. Elles ont éclaté alors que la Colombie connaissait d’énormes problèmes économiques, comme beaucoup d’autres pays dans le monde après la pandémie. Le pays avait déjà un indice de pauvreté gigantesque, et encore plus de Colombiens sont tombés dans la grande pauvreté. Le gouvernement d’extrême droite d’Ivan Duque a décidé d’élever les taxes de produits de consommation basiques. En parallèle, il continuait à accorder des bénéfices aux banques, aux grandes entreprises… Cela a provoqué une explosion gigantesque. Cette mobilisation a été un succès car la réforme a été retirée, tout comme le ministre qui la portait. Les jeunes ont dit non, et ont vu qu’on pouvait et qu’on devait changer ce pays.

« Cette nouvelle gauche n’est pas du tout celle du Venezuela de Nicolas Maduro ou du Nicaragua de Daniel Ortega »

Ensuite, je dirais que la mécanique démocratique habituelle n’a pas fonctionné cette fois-ci. En effet, l’achat de votes a toujours existé, les caciques locaux étaient propriétaires de milliers de votes, notamment si la population dépendait économiquement d’eux. Les Colombiens les moins éduqués, les plus pauvres – qui constituent la majorité du pays – ont découvert le pouvoir du vote. Je pense que ce ne sera pas un gouvernement isolé dans l’histoire du pays, mais que c’est le début d’une nouvelle époque.

Il était donc évident que votre vote allait à Gustavo Petro.

Oui, bien sûr. Rodolfo Hernández représente l’autre Colombie. La semaine dernière, on l’a vu sur une vidéo faire la fête sur un yacht avec ses fils et des jeunes femmes en bikini. Cela représente une Colombie berlusconienne. C’est cette Colombie qui a perdu.

Cette nouvelle gauche n’est pas du tout celle du Venezuela de Nicolas Maduro ou du Nicaragua de Daniel Ortega, ou de Cuba. C’est une gauche sociale-démocrate, une gauche profondément intelligente, qui a un sens de l’identité latino-américaine très fort, liée à la gauche de Pepe Mujica en Uruguay, de Gabriel Boric au Chili, de la Bolivie, et une gauche qui va revenir au Brésil, je l’espère, avec Lula.

Cette élection en Colombie représente donc la victoire des jeunes, des femmes, de toute la diversité ethnique de la Colombie, et du processus de paix.

Vous aviez aussi vécu la signature de l’accord de paix entre le gouvernement et les Farc, en 2016, comme un moment historique. Comment se concrétise cet accord, six ans après ? 

On va pouvoir reprendre le chemin qu’on avait délaissé pendant quatre ans avec un gouvernement d’extrême droite qui a tout fait pour le faire échouer.

« Quand Santos a eu le prix Nobel de la paix en 2016, ça a été un coup de poignard dans le cœur de l’extrême droite colombienne »

Alvaro Uribe, président en 2002-2006 et 2006-2010, n’avait pas pu se représenter pour un troisième mandat parce que la Cour constitutionnelle lui avait interdit. Il a donc nommé un successeur, Juan Manuel Santos. Mais celui-ci n’a pas respecté son agenda politique qu’il lui avait demandé de suivre. Pour l’extrême droite colombienne, ça a été le drame. Santos a été considéré comme un traître. Le processus de paix qu’il a lancé a été rejeté par l’extrême droite : il était plus important pour elle que cela ne fonctionne pas pour Santos, plutôt que de penser à l’intérêt général. Quand Santos a eu le prix Nobel de la paix en 2016, ça a été un coup de poignard dans le cœur de l’extrême droite colombienne. Le monde reconnaissait ce que Santos avait fait et ce qu’elle essayait de faire capoter. Pour elle, c’était comme donner le pays aux terroristes – c’est ce vocabulaire qu’elle utilise –, pardonner aux assassins… Or, oui, un processus de paix, on le fait avec des ennemis, on doit faire des concessions.  

Dans votre roman Des hommes en noir, vous décrivez le pouvoir grandissant des églises évangéliques en Colombie. Comment se concrétise ce phénomène dans votre pays ?

Elles ont une grande influence sur des personnes malheureusement peu éduquées, qui ne sont pas forcément au courant du fonctionnement de la politique, et qui font ce que le prêtre leur dit de faire. Ces prêtres sont devenus des chefs mafieux de la politique.

Les Églises évangéliques sont arrivées en Amérique latine, depuis les États-Unis, à la fin des années 1970. Elles ont tout fait pour lutter contre un christianisme de gauche, né au Brésil, en Amazonie, qui portait le nom de théologie de la libération. À l’intérieur de l’Église aussi, il y a des oppositions politiques et ces églises évangéliques ont accaparé tout l’espace politique. Elles aussi ont perdu dimanche.

« Les Églises évangéliques ont tout fait pour lutter contre un christianisme de gauche, né au Brésil »

Parmi les plus de 10,5 millions de personnes qui ont voté pour Petro au second tour, il y a bien sûr des personnes qui vont dans ces églises. Avec ce vote, elles ont accompli un geste d’indépendance mentale de ce gigantesque pouvoir.

Après trente ans d’exil, vous avez choisi de revenir en Colombie. Vous sentez-vous Colombien à nouveau ?

Cela fait sept ans que je suis rentré et oui, je pense que j’ai réappris à être colombien. Avant, je l’étais aussi, mais j’étais « le » Colombien, parce que je vivais en France, en Espagne, en Italie ou en Inde. Aujourd’hui, je suis juste un Colombien parmi d’autres. J’ai appris à mieux connaître mon pays. C’est pour cela que mes romans les plus récents sont des cahiers de retour au pays natal, comme dirait Aimé Césaire. 

Qu’avez-vous (re)découvert de la Colombie, à votre retour ? 

Pendant trente ans, je revenais régulièrement, mais ce n’est pas la même chose que d’y habiter, de vivre la quotidienneté, ouvrir un compte en banque, payer des impôts… C’est comme dans la vie de couple. Ce n’est pas la même chose de voir une personne de temps en temps et de vivre avec.

« Mes romans les plus récents sont des cahiers de retour au pays natal, comme dirait Aimé Césaire »

J’avais une Colombie dans la tête qui était celle de ma jeunesse ; mais elle n’était pas représentative du pays, il ne s’agissait que de certains quartiers de Bogotá. J’ai donc découvert la Colombie réelle, pas celle de la nostalgie. Le pays n’était même plus le sujet de ma nostalgie, c’était ma jeunesse. Hélas, la jeunesse est un pays où l’on ne peut jamais revenir, sauf avec la littérature !

Je suis revenu alors que les négociations autour du processus de paix avaient commencé ; j’ai eu envie d’y participer en tant qu’intellectuel, écrivain, parce que je pensais que ces débats ne pouvaient pas être seulement politiques, mais aussi humanistes, citoyens, culturels… Pour moi, cela touchait à la totalité de l’expérience de la vie.

À quel point vous êtes-vous inspiré de votre propre vie pour écrire votre dernier roman traduit en français, Une maison à Bogotá (éditions Métailié) ?

J’ai ouvert les tiroirs de ma vie pour sortir tout ce qu’il me fallait pour construire cette histoire, mais cela reste de la fiction. Par contre, la maison dont je parle existe réellement.

Qu’a-t-elle de particulier ?

Quelque chose qu’on ne voit pas quand on la regarde, qui est de l’ordre du vécu. Pour le voir, il faut avoir passé son enfance à jouer dans le parc du Portugal à Bogotá, devant cette maison. Je n’ai jamais dit publiquement de laquelle il s’agissait, alors des lecteurs colombiens m’envoient des photos de différentes maisons pour le savoir !

À chaque fois que je vais à Bogotá, je passe devant, et elle est toujours fermée. Je n’ai jamais vu personne y entrer ou en sortir. J’espère avoir un prix littéraire pour l’acheter ! [comme le narrateur de son roman, NDLR].

 

Propos recueillis par MARIE DESHAYES

 

Bio express

Né en 1965, Santiago Gamboa étudie la littérature à Bogotá, la philologie hispanique à Madrid, et la littérature cubaine à La Sorbonne. Journaliste puis diplomate, il revient en Colombie début 2015 après presque trente ans d’exil. Ses livres sont traduits dans plus de 15 langues. Son dernier roman traduit en français, Une maison à Bogotá (éditions Métailié), a paru en mars 2022.

22 juin 2022
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