Les abeilles sont-elles des vigies ou des thermomètres dans la relation entre l’homme et la nature ? 

Je préfère le mot vigie. C’est un fait historique. Les abeilles pénètrent dans le Nouveau Monde en 1620 avec les migrants du Mayflower, ce vaisseau venu d’Irlande avec des ruches. Thomas Jefferson, qui était un passionné d’api­culture, a raconté que les Amérindiens devinaient trois semaines à l’avance que les Visages-Pâles allaient débarquer, à cause de l’abeille européenne qui les précédait. Voilà le rôle de la vigie. Cette abeille a migré vers l’Ouest américain comme le faisaient les pionniers. Elle annonçait pour les Indiens l’arrivée de l’homme blanc. Je précise que l’abeille domestique est une parmi d’autres. En France, on compte mille espèces d’abeilles. C’est la variété la plus importante pour l’apiculture et aussi la première espèce d’invertébrés terrestres domestiquée par l’humain, avec le ver à soie. 

Cette vigie historique est-elle aussi une vigie écologique ?

Oui, et aussi un thermomètre puisqu’elle est touchée par le changement climatique. En réalité, les populations d’abeilles sont affectées depuis le milieu des années 1970, comme l’a bien illustré l’ouvrage The Beekeeper’s Lament (La Lamentation de l’apiculteur, non traduit) de la journaliste Hannah Nordhaus, paru en 2011. Avant les scientifiques, ce sont précisément les apiculteurs nord-américains qui ont mis en lumière ces phénomènes. En janvier, ils quittaient leurs États de l’Ouest avec d’énormes camions chargés de ruches pour aller féconder les amandiers de Californie. Une fois sur place, ils constataient que les ruches étaient à moitié vides. Dans cette période, on a assisté aussi à l’effondrement de populations d’abeilles au Moyen-Orient, puis en Europe. Tout s’est accéléré.

Était-ce dû au changement climatique ?

Ce déclin est vraiment multifactoriel. Depuis une quarantaine d’années, l’abeille domestique est affectée par le réchauffement. Mais on ne peut s’en tenir à une seule explication. Comme souvent dans l’activité humaine, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Prenez le grand mammouth laineux, les rhinocéros à toison, le tigre à dents de sabre, le grand bison d’Europe : dans tous ces cas, l’impact du changement climatique a parfois été assez puissant pour causer à lui seul leur disparition. Mais l’activité humaine a le plus souvent aggravé les choses. S’agissant des abeilles, c’est la combinaison entre le climat et des pratiques agricoles délétères qui a nui.

Que voulez-vous dire ?

L’abeille a des stratégies d’adaptation remarquables. Il existait jadis une belle activité synchrone entre l’agriculture et l’apiculture. On associait une culture avec les besoins de l’abeille, un colza, une céréale spécifique, l’eucalyptus… Puis partout, la variété de cultures n’a plus été suffisante pour permettre aux populations de s’adapter. Enfin, on a vu arriver les insecticides et les pesticides. Il y a trente ans, quand on faisait en voiture le trajet Paris-Montpellier, on s’arrêtait trois fois pour laver le pare-brise ! Aujourd’hui c’est terminé. Le plus dramatique est que les gens ne s’en rendent pas compte. Les usages intensifs de produits chimiques ont éliminé cette microfaune. C’est grave, car on a fortement perturbé les éco­systèmes. Les hirondelles et les martinets ne viennent plus car ils n’ont plus rien à manger. Il faut mettre en cohérence toutes ces données. L’abeille est une sentinelle, un bel indicateur des dérèglements divers du milieu.

À quelles réflexions doit nous conduire cette alerte donnée par les abeilles ?

En 2005, 1 400 chercheurs du monde entier ont travaillé sur l’état de l’éco­système mondial. Ils ont mis l’accent sur la notion de « service rendu » par les écosystèmes. Le cas des abeilles s’est révélé très intéressant. Dans certaines zones de Chine du Nord, les abeilles avaient disparu en raison d’épandages massifs de pesticides et d’insecticides. On ne trouvait plus ni fruits ni légumes. Ce sont les femmes qui ont dû accomplir le travail de l’abeille, par une pollinisation manuelle. Avec une lame de rasoir, elles coupent un peu du tissu végétal pour mettre en contact les parties mâle et femelle de la fleur, qui ne se touchent pas. Les économistes ont travaillé pour calculer le coût de la main-d’œuvre nécessaire à ces tâches s’il n’y avait plus d’insectes pollinisateurs sur terre. 

Qu’ont-ils trouvé ?

Cela coûterait 180 milliards d’euros par an. C’est un ordre de grandeur, mais il est juste. Pour la première fois, on a dit aux humains : si vous continuez, ce que vous offre la nature va disparaître et cela vous coûtera cher. 

 

Peut-on craindre une extinction des abeilles comme d’autres espèces se sont éteintes ?

L’extinction n’est pas un bon critère à l’échelle humaine. Ce qui s’écroule, ce sont les individus des populations vivantes. En quarante ans, sur 4 000 populations animales de toutes espèces, poissons, oiseaux, mammifères, on a perdu 52 % d’individus en moyenne. Les taux les plus élevés, qui atteignent 69 %, ont été observés dans les grandes plaines argentines de soja transgénique, à haute densité de pesticides. Les espèces ne disparaissent pas. Mais l’effondrement des populations peut bien sûr causer, à terme, des extinctions.

Le bon critère, c’est l’effondrement des stocks de pêche, comme pour la morue de Terre-Neuve. En quatre ans, entre 1988 et 1992, quelques chalutiers industriels ont mis fin à une activité vieille de cinq siècles.

Que vous inspirent ces prédations ?

Je voudrais répondre en citant Claude Lévi-Strauss : « Les droits de l’humanité cessent au moment où leur exercice met en péril l’existence d’autres espèces. Le droit à la vie et au libre développement des espèces vivantes encore représentées sur la terre peut seul être dit imprescriptible, pour la raison très simple que la disparition d’une espèce quelconque creuse un vide, irréparable, à notre échelle, dans le système de la création. » Ces mots sont extraits d’un discours prononcé en 2005.

En quels termes se pose aujourd’hui la relation de l’homme avec la nature ? 

Arrêtons de les séparer, de mettre la nature d’un côté, l’homme de l’autre. Depuis le début de notre entretien, savez-vous que nous portons dix fois plus de bactéries sur nous ? Rappelons-nous toujours qu’un bébé est composé d’eau dans une proportion de trois quarts à la naissance… Pour l’essentiel, nous sommes faits d’eau et de bactéries. Et nous ne mangeons que du biologique, nous ne coopérons qu’avec du biologique. Il y a 300 maladies nouvelles chez l’humain depuis 1940. Si on enlève les maladies liées à l’âge, aux cancers de la peau dus à l’exposition au soleil, une grande partie est liée à la fluctuation des bactéries intestinales. Nous sommes tellement imbriqués dans la nature… Il faudrait que nous ayons tous conscience que lorsque nous l’agressons, nous nous agressons.

Que faudrait-il faire ? Est-il trop tard ?

Edgar Morin parle de l’homo demens tout en restant porteur d’un message d’espoir. Nous avons un rôle de lanceur d’alerte et d’apporteur de solutions. Sur les sept plaies écologiques dont nous souffrons, nous pouvons en combattre six. Nous pouvons limiter la déforestation des forêts tropicales, arrêter la surpêche, réduire la pollution, le gaspillage de l’eau, protéger la biodiversité, mettre un frein à l’agriculture productiviste. Le seul facteur sur lequel on ne peut plus agir à court et moyen termes, c’est le réchauffement climatique. Avec le CO2 que nous avons dégagé, nous en avons pour mille ans ! Faisons tout pour limiter les dégâts, notamment l’acidification des océans.

Comment faire comprendre l’importance de la biodiversité ?

Je vais vous raconter une très belle histoire en forme de fable. En 2007, un virus s’est attaqué aux récoltes de riz en Inde provoquant des disettes terribles et des milliers de morts. Les agronomes ont testé 6 400 variétés de riz pour finir par en trouver une seule qui résiste à ce virus. On l’a débusquée au fin fond d’une vallée de l’Himalaya ! Aujourd’hui, vous avez à nouveau 100 000 km2 de rizières en Inde. Voilà à quoi sert la biodiversité. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

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