Jeunes gens, prenez garde aux choses que vous dites.
Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes.
Tout, la haine et le deuil ! – Et ne m’objectez pas
Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas. 
Écoutez bien ceci :

        Tête-à-tête, en pantoufle, 
Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle, 
Vous dites à l’oreille au plus mystérieux 
De vos amis de cœur, ou, si vous l’aimez mieux, 
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire, 
Dans le fond d’une cave à trente pieds sous terre, 
Un mot désagréable à quelque individu ;
Ce mot – que vous croyez qu’on n’a pas entendu, 
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre,
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l’ombre !
Tenez, il est dehors ! Il connaît son chemin.
Il marche, il a deux pieds, un bâton à la main, 
De bons souliers ferrés, un passeport en règle ; 
– Au besoin, il prendrait des ailes comme l’aigle ! – 
Il vous échappe, il fuit, rien ne l’arrêtera ; 
Il suit le quai, franchit la place, et cætera,
Passe l’eau sans bateau dans la saison des crues, 
Et va, tout à travers un dédale de rues, 
Droit chez le citoyen dont vous avez parlé. 
Il sait le numéro, l’étage ; il a la clé, 
Il monte l’escalier, ouvre la porte, passe, 
Entre, arrive, et, railleur, regardant l’homme en face, 
Dit : « Me voilà ! Je sors de la bouche d’un tel. »

Et c’est fait, vous avez un ennemi mortel !

 

Au commencement du journalisme est le fait. À moins que ce ne soit la rumeur. Un mot désagréable qui voyage à pied dans la presse, et comme l’aigle sur Internet. Un bon mot, modelé par le service de communication des hommes politiques, et immédiatement répété. Une calomnie, parfois digne de l’infamie des gazetiers qui « dînent du mensonge, et soupent du scandale », dénoncée par le poète Marie-Joseph Chénier. C’était alors la Révolution française et une phrase pouvait tuer. Cela n’a pas changé. « Le mot dévore, et rien ne résiste à sa dent », rappelle Victor Hugo dans Les Contemplations, « il est vie, esprit, germe, ouragan, vertu, feu ». L’écrivain engagé a souvent chanté le pouvoir du langage. Dans les vers posthumes reproduits ci-dessus, il semble en faire le héros d’une fable bourgeoise. Après avoir conseillé la jeunesse comme on énonce une morale, le poète multiplie les verbes pour suivre le mot qui s’enfuit. Plus de pantoufles, mais des souliers ferrés. Le rythme accélère, jusqu’à se permettre un « et cætera ». Au comique de la mise en scène d’un mot railleur, succède un dernier vers définitif : une mise en garde. Attention à ce que nous écrivons ! « Les mots sont les passants mystérieux de l’âme. » Contre les préjugés à l’emporte-pièce, comment être au service d’une pensée complexe ? 

 

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