Nous allons développer la thèse suivante : à la démondialisation de la production des biens s’opposent la mondialisation des services, en particulier des services numériques, et la mondialisation financière. Cette nouvelle mondialisation est probablement aussi menaçante que la mondialisation des biens : à la place de la délocalisation de la production industrielle, il y a délocalisation du contrôle des données, du contrôle capitalistique des entreprises, et déplacement de montants considérables de capitaux.

Mais revenons en arrière un instant. Depuis le milieu des années 1990, on a assisté à la mondialisation, ou globalisation, de la production des biens. Elle a pris la forme de ce qu’on a appelé la « segmentation des chaînes de valeur » : les entreprises découpent leurs processus de production en segments, les pièces étant fabriquées dans des lieux différents en fonction des coûts de production et des avantages comparatifs – qualification de la population active, disponibilité des matières premières, etc. – des différents pays.

Cette évolution explique les délocalisations industrielles, le transfert des capitaux de production de biens vers les pays émergents, en particulier la Chine, et la croissance très rapide du commerce mondial, puisqu’il faut ensuite assembler les biens dont les productions sont dispersées : du milieu des années 1990 à 2010, le commerce mondial a augmenté deux fois plus vite que le produit intérieur brut mondial.

Mais tout change après la crise financière de 2008-2009. Sur la période récente, la faiblesse du commerce mondial, qui stagne complètement depuis 2015, révèle la « désegmentation des processus de production » – une évolution inverse de celle des vingt dernières années.

Au lieu de fragmenter la production des biens dans différents pays, les entreprises produisent de plus en plus au voisinage de l’acheteur final, pour différentes raisons. Il y a tout d’abord la hausse des coûts de production dans les pays émergents qui décourage les délocalisations. Depuis la fin des années 1990, le coût salarial par unité produite a augmenté en moyenne de 8 % par an dans les pays émergents et en Chine, alors qu’il n’a progressé que de 2 % par an dans les 35 pays de l’OCDE. Produire en Chine est aujourd’hui, si on inclut tous les coûts annexes, plus cher que produire dans certains pays de l’OCDE, comme l’Espagne par exemple. Ceci explique que la part globale des produits assemblés en Chine est passée de 65 % en 1998 à 30 % en 2016.

On constate ensuite que les pays producteurs sont de plus en plus exigeants. Si une entreprise veut vendre des biens dans un pays, elle devra y réaliser une partie importante de la valeur ajoutée de ces biens, d’où l’implantation toujours plus grande des usines, des sous-traitants, auprès de l’acheteur final des biens.

En conséquence, on peut légitimement parler de démondialisation des biens puisque leur production se rapproche des acheteurs finaux et que la circulation des pièces, des composants, entre les différents continents, recule. Cette démondialisation des biens ne fait pas disparaître les multinationales : au lieu d’avoir par exemple dix usines fabriquant chacune le dixième de chaque bien, une multinationale aura dix usines fabriquant l’intégralité du bien dans dix pays différents.

La démondialisation des biens a cependant des effets très importants. Comme elle réduit les échanges commerciaux entre les pays, elle fait disparaître la synchronisation des cycles économiques liée aux échanges. Elle est ainsi très défavorable aux pays dont le modèle économique était celui d’une croissance tirée par le commerce mondial, par exemple la Corée du Sud, le Japon, et même l’Allemagne.

Mais à la démondialisation des biens s’oppose aujourd’hui la mondialisation des services, en particulier les services numériques. On a vu apparaître depuis dix ans des leaders mondiaux des services numériques : les GAFA – Google, Apple, Facebook, Amazon –, Alibaba, etc. Ces entreprises ont connu une croissance extraordinaire. En 2006, Google réalisait 11 milliards de dollars de chiffre d’affaires ; en 2016, 71. Pour Amazon, les chiffres sont 11 et 134 milliards de dollars ; pour Apple, 19 et 25 milliards de dollars ; Facebook et Alibaba passent de moins de 1 milliard de dollars à respectivement 26 et 19 milliards de dollars.

Ces entreprises distribuent des services, livrent des biens et collectent des données sur toute la planète. La collecte de données est un sujet particulièrement sensible. Chaque achat, chaque ménage, chaque consultation d’un site Internet est archivé ; les profils des utilisateurs sont contrôlés, leurs goûts sont connus, ce qui permet ensuite d’orienter de manière ciblée les offres, la publicité.

Ces entreprises de l’Internet bénéficient de la situation de « coût marginal nul » : une fois l’investissement initial réalisé, le coût d’un client supplémentaire est nul. Ceci implique qu’il ne peut, dans chaque secteur, y avoir qu’une seule entreprise dominante qui prend tout le marché. Il se constitue donc des monopoles mondiaux « naturels » dans les services numériques, contre lesquels les entreprises les plus petites ne peuvent pas lutter, et on constate que ces monopoles sont américains – ou chinois, mais seulement parce que le marché chinois est protégé. L’absence de l’Europe dans le secteur des grands services numériques pourrait donc être irréversible en raison de cette configuration de coût marginal nul.

On observe enfin que, si la mondialisation des biens recule, la mondialisation financière s’accroît aussi à une vitesse impressionnante. Ceci se voit d’abord à l’augmentation des flux de capitaux entre les régions. Au début des années 2000, les flux de capitaux qui rentraient ou qui sortaient des pays émergents représentaient environ 100 milliards de dollars en rythme annuel ; aujourd’hui, c’est plus de 1 200 milliards de dollars.

Cette très forte augmentation des flux de capitaux internationaux découle de la déréglementation financière avec la disparition des contrôles des capitaux dans la plupart des pays, mais aussi, massivement, des politiques monétaires. Depuis vingt ans, les banques centrales ont mené, à travers le monde, des politiques monétaires très expansionnistes, d’où une très forte augmentation de la quantité de liquidité (de monnaie) disponible. Cette liquidité peut être investie dans les différents types d’actifs financiers, dans les différentes devises, et change très rapidement d’affectation, d’où la taille considérable des flux de capitaux entre les pays, les régions.

Ces flux de capitaux de grande taille sont déstabilisants pour les économies, en particulier des pays émergents. Quand ils entrent, ils accroissent la liquidité, le crédit et conduisent à l’augmentation du taux de change ; quand ils sortent, ils contractent la liquidité et le crédit et entraînent une dépréciation du taux de change. La violence de ces mouvements est insupportable : le taux de change du réal brésilien est ainsi passé de 1,6 réal par dollar en 2012 à 4,5 réals par dollar au début de 2016, puis 3,9 réals par dollar aujourd’hui.

La mondialisation financière prend aussi la forme d’un accroissement des acquisitions d’entreprises par les entreprises et les fonds d’investissement chinois, pour des montants considérables – 500 milliards de dollars environ par an. De plus en plus d’entreprises passent ainsi sous contrôle chinois, en particulier en Europe, ce qui commence à poser un problème de souveraineté – l’Allemagne a mis récemment son veto à certaines acquisitions dans le domaine de la robotique.

Le processus de démondialisation/mondialisation est donc complexe. Nous avons vu qu’il y a, dans la période récente, démondialisation des biens, mondialisation croissante des services numériques et des marchés financiers. Cette évolution asymétrique de la mondialisation n’est pas nécessairement une bonne nouvelle : à la délocalisation de l’industrie, qui a fait reculer d’un tiers l’emploi manufacturier en vingt ans dans les pays de l’OCDE, succèdent la délocalisation des données et la délocalisation du contrôle des entreprises. Selon les pays, de 40 à 60 % du capital des entreprises cotées appartient à des non-résidents, et, en l’absence de politique claire dans ce domaine, cette proportion va fortement augmenter. L’Europe peut-elle accepter de ne contrôler ni ses données ni le capital de ses entreprises ? 

Vous avez aimé ? Partagez-le !