La crise d’iTélé a au moins la vertu de démontrer par l’absurde que les médias d’information sont constitués de deux ensembles indissolublement liés : une rédaction qui produit des contenus et une entreprise qui les édite. La ligne éditoriale est le résultat d’un choix, tantôt imposé par l’actionnaire, tantôt reposant sur un consensus, tacite ou codifié et parfois conflictuel, entre la rédaction et les actionnaires. Hippolyte de Villemessant, fondateur et propriétaire du Figaro, décrit ainsi la ligne éditoriale de son journal, qu’il a lui-même fixée : « Son principe est la conservation, rien que la conservation. » C’est ce qu’il affirmait dans son testament en 1879 et, depuis un siècle et demi, en dépit des changements d’actionnaires, le quotidien n’a guère changé de ligne, tantôt plus centriste, tantôt plus extrémiste, mais toujours conservateur, tandis que les journalistes qui rejoignaient la rédaction acceptaient cette ligne éditoriale, même s’il y eut parfois des conflits, comme en mai 1969, lorsque la rédaction fit grève durant une semaine contre son patron, Jean Prouvost. 

Ce dialogue conflictuel ou consensuel entre collectivité rédactionnelle et propriétaire justifie le statut des journalistes adopté en 1935, qui est dérogatoire du salariat commun, notamment à travers la clause de conscience et la clause de cession. Toutefois, depuis une dizaine d’années, les relations professionnelles sont bouleversées par la révolution numérique, marquée par la convergence de l’ensemble des médias sur les mêmes supports : les journaux papier ont des sites sur lesquels ils produisent de l’audio et de la vidéo, les télévisions et les radios ont également des sites sur lesquels elles diffusent des articles, les pure players du Web font tout cela à la fois. L’intervention d’actionnaires non traditionnels dans les médias a, elle aussi, un effet perturbateur.

Dans plusieurs pays, des oligarques proches du pouvoir s’emparent de grands médias : en Turquie, en Russie, en Hongrie ou en Pologne, on ne compte plus les mises au pas de journaux et de télévisions, comme le souligne l’enquête intitulée « Médias : les oligarques font leur shopping » qu’a publiée en juillet Reporters sans frontières sur son site Internet. La situation en France semble similaire avec le poids croissant des Bolloré, Drahi, Arnault, Dassault, Bergé-Pigasse-Niel ou du Crédit mutuel. Les oligarques français ont d’abord investi dans la presse, parce qu’elle était en grand péril et que les journaux ne valaient pas bien cher. C’est un moyen efficace pour s’acheter de la notoriété et de l’influence, ce qui est bon pour les affaires et dans les rapports avec les politiques.

La faible rentabilité de la presse, voire le déficit chronique de nombre de titres, résulte d’une longue histoire qui commence à la Libération. La restructuration du secteur médiatique en 1944 (nationalisation de la radio et de l’agence de presse, confiscation et transfert à de nouveaux propriétaires de la plupart des groupes de presse) devait permettre de créer une presse nouvelle, pure de toute compromission et plus attachée à l’éducation du citoyen qu’à la recherche du profit. Mais elle a créé des entreprises sans capitaux et sans gestionnaires, incapables d’affronter des coûts de production et de distribution excessifs, qui ont conduit à la crise des entreprises de presse dès les années 1970, lorsque la télévision est venue empiéter sur le marché de l’information. Dès 1972, les gouvernements sont contraints d’inventer des aides spécifiques dans le vain espoir d’éviter la disparition de Combat et de Paris-Jour

C’est alors que des hommes d’affaires, tels Robert Hersant ou Jean-Luc Lagardère, s’emparent de la presse et concentrent rédactions et moyens de production. Au tournant des années 2000, avec trois grands « empires » médiatiques – Hersant, Lagardère et Vivendi –, la phase de concentration atteint son climax. Mais la mort de Robert Hersant en 1996, suivie de l’éclatement de son groupe en 2005, la destitution de Jean-Marie Messier en 2002 et le décès de Jean-Luc Lagardère en 2003, transforment ces trois empires : les cessions de titres (cinq fois en dix ans pour L’Express, trois fois pour Midi-Libre), les crises d’actionnariat (Le Monde, Libération) et les disparitions (La Tribune, France-Soir) se succèdent. Et ce n’est pas fini : la presse régionale, SFR (Drahi) et Lagardère continuent leur restructuration. Les oligarques peuvent faire leur marché en toute quiétude. Les lois anti-concentrations n’ont pas servi car aucun acteur n’a une position hégémonique et l’Autorité de la concurrence peut difficilement interdire des rachats qui sauvent provisoirement des titres.

Alors faut-il une loi spécifique sur les entreprises d’information, une loi qui renforce l’indépendance des rédactions face aux actionnaires ? Les différents projets qui visaient à traiter de manière particulière les entreprises de presse ont fait long feu depuis la Libération. Une dizaine de projets de statut de l’entreprise de presse ont été élaborés dans les années d’après-guerre et encore une autre dizaine au tournant des années 1970-1980, mais aucun n’a été adopté, et tout nouveau texte a peu de chance d’aboutir. En effet, on ne peut séparer ce qui est consubstantiellement lié, la rédaction qui produit des contenus et l’entreprise qui les édite et les diffuse. 

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