À maintes reprises, les meneurs de l’opposition syrienne ont proclamé que l’État islamique avait été créé par le régime d’Assad dans l’intention de discréditer l’insurrection populaire. Je ne suis pas un tenant des théories du complot, lesquelles sont monnaie courante au Moyen-Orient, mais rien de ce qui est dit à propos de la genèse de ce groupe ne doit être pris à la légère.

Alors que j’écris cela, au moment même où je rédige cet article, Palmyre se trouve à nouveau propulsée sur le devant de l’actualité moyen-orientale. Voici, en effet, que nous avons la surprise d’apprendre que les forces du régime syrien, avec le soutien marqué de l’aviation russe et l’appui de milices étrangères alliées, sont parvenues à libérer ce site inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco.

Encore une fois, les troupes de l’EI se sont « évaporées » dans le désert et tout porte à croire que le gros des forces de l’organisation s’est replié sans subir de pertes, malgré la batterie d’engins de reconnaissance déployés dans le ciel syrien. 

On ne peut qu’applaudir cette libération. Cependant, en 2015, la veille du jour où la cité est spectaculairement tombée entre les mains de l’organisation terroriste, un informateur bien placé me racontait que le gouvernement jordanien avait demandé la permission de bombarder une colonne de l’EI qui se dirigeait vers Palmyre et qu’il se l’était vu refuser par l’état-major de la coalition dirigée par les États-Unis.

EIIL, EI, OEI ou Daech… ce serait très certainement un travail de titan que de décrypter l’identité de cette organisation aux noms pléthoriques, mais il y a une chose dont je suis certain : l’État islamique ne représente pas une menace existentielle, en dépit de ses succès dans la guerre médiatique.

Il faudra s’inquiéter lorsque l’EI aura commencé à gagner les cœurs et les esprits des communautés musulmanes dispersées à travers le monde, mais, pour le moment, ses conquêtes sont sur ce plan très limitées et, de l’avis général, un tel scénario ne semble pas près de se réaliser. L’organisation s’apparente encore à un champignon vénéneux qui a pour terreau les zones de guerre, d’instabilité et de conflits communautaires, et fonctionne d’abord comme un outil au service d’officines de renseignement et de sécurité, parallèles aux États, qu’on désigne sous le nom d’État profond. 

Après les révolutions arabes, on a constaté que, dans bien des pays de la région du Moyen-Orient, l’emprise du pouvoir central s’était estompée, laissant davantage de champ aux groupes périphériques et à leurs activités -criminelles. L’EI en a profité pour passer entre les mailles du filet.

Cette organisation est même devenue un « agent de la terreur » au service de certains États, au Moyen-Orient et au-delà. Bien des actions de déstabilisation ont été commises sous le couvert de la large bannière « État islamique ». Aussi, lorsqu’on me pose des questions à son sujet, je suis toujours enclin à décrire l’EI comme une entité hybride, déterminée à détruire les autres, et comme un instrument de diversion. Qu’une puissance supérieure parvienne à endiguer le conflit en Irak, en Syrie ou au Liban, et l’EI verra sa position sévèrement ébranlée.

Sa croissance monstrueuse s’explique de fait par l’incapacité de la justice internationale à protéger les civils dans l’Irak d’après-Saddam et la Syrie en révolte contre le clan Assad qui l’opprime depuis plus de quarante ans. L’EI profite également de cette guerre froide qui, dans la région, oppose l’Arabie saoudite à l’Iran, ce même pays à la Turquie, la Russie à l’Occident, les Arabes aux Perses, le chiisme au sunnisme.

 

La crise des réfugiés qui frappe l’Europe et reste sans solution, la désintégration sociale de banlieues pauvres à la périphérie de grandes villes européennes, notamment Paris et Bruxelles, ont aussi contribué au développement de l’organisation terroriste, de même que la politique néo-tsariste de la Russie vis-à-vis d’une Europe qui s’est considérablement élargie, la lente agonie des Nations unies ou encore la disparition du leadership américain sous le président Obama.

De mon point de vue, l’EI est un hybride, un mixte de mal et de sauvagerie. Il se compose, selon les rapports sur la sécurité régionale, des résidus du parti Baas irakien vaincu par les États-Unis, auxquels il faut ajouter le réseau complexe des officines de la Sécurité syrienne, ou du moins ce qu’il reste de cet appareil d’État brutal lié au parti Baas qui, après cinq ans de soulèvement populaire contre le règne d’Assad, se trouve au bord de l’effondrement. 

 

En outre, ce n’est pas un secret : le régime syrien a fait sortir de prison nombre d’activistes islamistes notoires au cours des premiers mois de la révolution qui, jusqu’alors, était restée pacifique. La nébuleuse « État islamique » regroupe d’anciennes cellules d’Al-Qaïda que l’assassinat de Ben Laden a rendues orphelines. On trouve aussi dans ses rangs des militants de gauche désabusés, que la disparition de l’Union soviétique a laissés sous le choc et qui ont trouvé dans l’islamisme un nouvel avatar de la lutte contre les prétendus impérialistes. Et comme si cela ne suffisait pas à fournir l’EI en chair à canon, l’organisation a recruté des centaines de fantassins en Europe parmi les musulmans marginalisés et discriminés, immigrés de la première ou de la seconde génération, qui ont une compréhension confuse de l’islam et de ses fondements.

Si l’on ajoute à cela les enseignements embrouillés de la version bien particulière du salafisme que professe l’EI, son obscurantisme, son ressentiment face à la chute du « califat » (qui était un État islamique), sa volonté de manifester la puissance de sa foi à l’encontre de -l’Occident impérialiste, colonialiste et capitaliste, on commence à entrevoir ce qui se dessine et la façon dont ces lignes, en se croisant, provoquent un déchaînement de terreur. Bien des violences perpétrées par l’EI sont à replacer dans ce contexte où d’anciens agents de mort au service des régimes se sont fréquemment métamorphosés en agents de mort au service de cet État islamique dévoyé et de sa doctrine violente, soi-disant fondée sur la religion. 

De Rakka à Mossoul, ces scènes dont les vidéos circulent sur les écrans du monde entier, qu’elles montrent la décapitation d’un journaliste ou une personne en train d’être brûlée vive, à l’instar de ce pilote jordanien tombé en Syrie, constituent autant d’illustrations de cette « doctrine » sauvage et perverse.    

L’État islamique cherche à attirer l’attention au moyen d’attaques terroristes retentissantes visant les civils, dans l’espoir de dresser des populations les unes contre les autres – les sunnites contre les chiites dans certains pays arabes, les musulmans contre les non-musulmans dans les villes d’Occident –, au mépris de toutes les lois, toutes les règles établies, quels que soient leurs fondements et leurs origines.

Comme bien des organisations terroristes, l’EI sait s’adapter aux changements sur le terrain et réapparaître sous des bannières différentes. Mais ses projets et objectifs demeurent en général les mêmes : la terreur, le chaos, le conflit, la discorde et le rejet des valeurs humaines de base que toutes les religions ont adoptées et pour lesquelles, dans la plupart des endroits du globe, les individus se sont durement battus. 

 

Traduit de l’anglais par Martin Mauger

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