Immédiatement, elle nous met au défi : « C’est quoi, pour vous, la cuisine méditerranéenne ? Parce que moi, je ne sais pas. C’est comme parler de cuisine africaine, ça n’existe pas. » Georgiana Viou, 46 ans, ne craint pas de mettre les pieds dans le plat. Cheffe étoilée du restaurant Rouge, à Nîmes, cette Béninoise installée dans le sud de la France depuis une vingtaine d’années est connue pour sa bonhomie ainsi que pour son franc-parler. « La Méditerranée, poursuit-elle, c’est autant la Provence que l’Italie, la Grèce que l’Espagne, la Turquie, voire l’Arménie. C’est même davantage : avec ses ports, la Méditerranée est plus vaste qu’elle n’y paraît. »

Dans son cœur à elle palpite le port de Marseille. Dès son arrivée dans la région, en 2005, elle s’enivre de l’énergie de la ville, de ses influences multiples, des Comores au Maghreb. Le port de Marseille est le symbole de la cuisine qu’elle pratique. Une cuisine ouverte aux quatre vents, éprise de liberté. Une cuisine du soleil, liée par l’ail, l’huile d’olive et la fleur de sel. « Marseille, c’est l’aubergine, les soupes de roche, la tomate et l’aïoli », dit-elle, évitant délibérément de proposer une définition plus précise. Georgiana Viou déteste les cases. « Dans la vie, tout doit toujours être compartimenté, regrette-t-elle. C’est l’être humain, la société qui veut cela. Certains confrères sont très contents d’étiqueter leur cuisine ou leur restaurant. Je pense que c’est rassurant. Par principe, je suis contre cela. »

La cuisine de Georgiana Viou est un paradoxe heureux. Ancrée dans un territoire immense aux frontières poreuses, elle se présente comme une cuisine de l’intime. Elle exprime une identité mouvante, toujours en évolution. Celle d’une femme que l’on dit chaleureuse, mais qui parfois braille, se ferme, ponctue ses phrases d’une injure ou d’un « frère ». « Ça ne me gêne absolument pas de passer d’un trait de personnalité à l’autre. » Idem dans sa cuisine, tantôt provocatrice, enrobante, joyeuse, fleurie, et parfois nostalgique, amère, piquante, classique. « On ne peut pas toujours tout mettre dans une assiette, mais souvent un menu est capable de raconter une histoire. »

Sa carte estivale est en ce sens une synthèse de ce qu’est cette cheffe-mère de famille, des rencontres qu’elle a pu faire, de ses envies de l’instant. En entrée, un « jardin d’été » mêle le gari – une semoule de manioc de son enfance – à des girolles, des pickles de rhubarbe, des haricots verts, de l’huile de feuille de figuier, des amandes fraîches et des fruits et des légumes de saison tels que cerises, courgettes, concombres, coulis de poivron, cébettes, radis, le tout parfois cru, cuit, grillé ou blanchi. Un coulis vert de mizuna, une pousse semblable à la roquette, et de sauge ananas vient parfaire la salade. Suivent une version estivale du traditionnel mafé d’aubergines africain, ainsi qu’une daurade farcie accompagnée d’un fenouil confit et d’afitin, une moutarde béninoise préparée à partir de graines de néré. Une fois encore, la Méditerranée lui donne les outils nécessaires pour casser les codes. Depuis peu, Georgiana Viou enrichit sa cuisine marseillaise d’influences béninoises. Par petites touches, elle rend hommage à son pays natal, celui dans lequel, entourée des femmes de sa famille, elle a compris l’importance et la force de la cuisine. Cette rencontre entre deux cultures lui paraît naturelle. « Dès mon arrivée à Marseille, j’ai trouvé qu’il y avait beaucoup de similitudes avec Cotonou », dit-elle. La bouillabaisse, une soupe de poissons de roche, lui rappelle un plat typiquement béninois composé d’une sauce tomate légèrement liquide dans laquelle on vient pocher de gros morceaux de poisson à petit bouillon. « Et l’ail, bien sûr ! Que ce soit à Marseille ou à Cotonou, l’ail est partout. »

Cuisiner, c’est aussi, à ses yeux, porter un regard personnel sur le monde, une manière d’exprimer sa voix sans pour autant prendre la rue ou s’encarter. Et sa voix à elle appelle à la nuance et au bon sens. « J’utilise parfois de l’huile de palme, dit-elle. Alors que l’heure est à l’écologie, en faire venir du Bénin peut paraître choquant. Or, en réalité, il existe de l’huile artisanale fabriquée dans de bonnes conditions. Je demande à mes contacts au Bénin de m’en rapporter lorsqu’ils viennent en France. Quand il y en a, c’est bien, quand il n’y en a pas, tant pis. Et ça, je n’ai pas de problème à l’expliquer aux gens. »

Mais en cuisine, son vrai combat est ailleurs. Un tiers des pays méditerranéens souffrent déjà de stress hydrique, en particulier au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. MedWet, l’initiative pour les zones humides méditerranéennes, prédit une baisse de 15 à 30 % des précipitations d’ici 2100. « Un jour, on ouvrira les robinets et rien n’en sortira, craint Georgiana Viou, qui se dit hantée par cette perspective. Réduire la quantité d’eau que son équipe utilise est, pour elle, une préoccupation de chaque instant. À ses apprentis, elle tente de transmettre ses bonnes pratiques, héritées de sa grand-mère, et remet en question des habitudes européennes bien ancrées, comme celle de jeter l’eau de décongélation ou de cuire les légumes « à grand volume ». Un non-sens à ses yeux, les légumes regorgeant d’eau eux-mêmes. Elle préfère les recouvrir simplement d’eau pour conserver davantage leur goût et économiser. Se poser les bonnes questions et adapter ses pratiques, c’est aussi cela, cuisiner en Méditerranée. 

Portrait par MANON PAULIC