Le mot d’ordre des kémalistes en 1925, « être occidental en dépit de l’Occident », est-il toujours d’actualité ?On peut en douter lorsque le parti majoritaire, l’AKP (le Parti de la justice et du développement), conservateur, islamique et nationaliste, considère un siècle de modernisation sur le modèle occidental comme une parenthèse et manifeste l’ambition d’exercer un leadership néo-ottoman sur le monde sunnite. La référence européenne n’est portée désormais que par un tiers de la population, à savoir une partie des citadins des métropoles de l’Ouest et la minorité alévie.

La reprise des négociations d’adhésion à l’Union européenne, en contrepartie de l’accord de contrôle par Ankara des flux de réfugiés syriens conclu en mars 2016, a-t-elle encore un sens ?« Si l’Union veut perdre la Turquie, qu’elle le dise ouvertement », a déclaré le 11 août Mevlüt Cavusoglu, ministre turc des Affaires étrangères. Ce risque obsède les États-Unis et l’OTAN. La position de Washington a toujours été de considérer que l’adhésion à l’UE de son allié serait dans son intérêt stratégique : notable continuité de Bush à Obama qui, le 5 avril 2009, en visite à Ankara, a déclaré : « La Turquie est une partie importante de l’Europe. »

Que dit-on de l’Europe dans les écoles turques ? « Tu es turc, tu n’as pas d’autres amis », déclame-t-on tous les matins devant le drapeau des cours d’école. La géographie scolaire est autocentrée et ignore largement l’Europe. Le manuel alternatif de géographie Cografya 2001, lancé par la principale organisation patronale du pays, la TÜSIAD, présentait l’Europe comme un « espace géopolitique nouvellement organisé » et la Turquie comme une « puissance européenne en devenir ». Il a été récusé comme « antinational » par la direction du Conseil pour l’enseignement et l’éducation.

Y a-t-il encore un désir d’Europe en Turquie ? Le philosophe Kenan Gürsoy a écrit : « Nous sommes en route depuis les steppes d’Asie, la pensée hindoue, la philosophie iranienne, les profondeurs d’Anatolie jusqu’en Europe. » L’Europe serait selon cette vision la destination finale d’une longue marche, et les Ottomans les héritiers des Ansar al-Roum (les Romains de l’Empire byzantin) autant que les continuateurs de l’islam (Ehl sunna). Membre du Conseil de l’Europe dès 1949, de l’OTAN en 1952, candidate à l’adhésion en 1963, la Turquie est un pays euro-oriental comme la Russie est eurasiatique. Mais l’Europe est aussi perçue comme le champ d’intervention historique des Ottomans. Et pour l’universitaire Ahmet Insel, l’AKP promeut un islamisme de leadership, qui exprimerait la supériorité de l’identité turque ottomane. Donc, vue d’Ankara, la Turquie devrait se voir reconnaître sa place de puissance dominante en Europe, via une adhésion à ses propres conditions – scénario improbable.

Les Européens ont-ils une vision claire de leur interaction avec la Turquie ? Les uns – la Commission, les partis sociaux-démocrates – voient dans la perspective d’adhésion un levier pour de plus amples réformes, grâce à une alliance avec les forces turques laïques et kémalistes et dans le respect des minorités et de la vérité historique. « Le processus d’intégration avec l’Union européenne a permis aux Djinns de sortir de leurs bouteilles : nous avons compris la nécessité de résoudre les problèmes kurdes et arméniens, autant que celui du rôle politique de l’armée. En outre l’homme de la rue, même au fin fond de l’Anatolie, a commencé à comprendre qu’un péché a été commis envers les Arméniens », affirment les intellectuels Cengiz Aktar, Ali Bayramoglu, Ahmet Insel et Baskin Oran, qui ont lancé la campagne du pardon en 2008. Les partisans d’un grand marché sans ambitions politiques, sur la ligne anglo-suédoise, soutiennent l’adhésion turque, qui est fortement récusée par ceux qui s’y opposent – les partis regroupés dans le Parti populaire européen, notamment les démocrates-chrétiens. La Turquie nous tend, sans le vouloir, un miroir : adhésion ou pas, pour bâtir une politique turque cohérente, les Européens doivent clarifier leur propre projet – grand marché étendu ou intégration politique renforcée ? Un bel effet de miroir. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !