En quoi Simone Veil a-t-elle incarné la mémoire d’Auschwitz de manière particulière ?

Elle est la première à avoir dit publiquement que si la mémoire de la Shoah ne s’était pas ancrée en France, ce n’était pas parce que les déportés ne voulaient pas parler, mais parce qu’on ne voulait pas les entendre. Au retour des camps, seuls les déportés de la résistance ont été écoutés. Sa sœur Denise Vernay, résistante et amie de Germaine Tillon, a été honorée à son retour de Ravensbrück. Ce contraste entre les résistants et les déportés, pour la simple raison que ces derniers étaient juifs, était une réelle souffrance pour Simone Veil ; elle aussi souhaitait parler. Dès son retour en France, elle a voulu raconter son expérience, à ceux qui l’entouraient d’abord, puis au reste du monde. Elle en a eu pleinement la possibilité à partir de 1974, grâce à la notoriété qu’elle a acquise en tant que ministre de la Santé. On retrouve ses témoignages dans les archives de l’INA. 

Comment parlait-elle de la Shoah ? 

Sa façon de témoigner avait comme particularité d’être toujours juste, précise et sans pathos. Elle s’adressait lors des commémorations d’abord à ses compagnes de déportation. Elle parlait de ceux qui avaient été assassinés, en particulier de sa mère.

Alors qu’elle était la première présidente de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, elle a pris la parole lors de la grande cérémonie officielle à Auschwitz, à l’occasion du soixantième anniversaire de l’ouverture des camps. Elle y a représenté tous les survivants, pas seulement les Français. 

Simone Veil fut arrêtée à Nice en mars 1944. Comment se sont déroulées les dernières déportations, réputées terribles ?

Ce qui fut particulièrement terrible, c’est l’arrivée des nazis dans la zone occupée par les Italiens. Depuis 1942, il n’existait plus de zone libre en France : Allemands et Italiens se partageaient l’intégralité du territoire. Lorsque l’année suivante les Italiens se sont retirés de la guerre et ont quitté la zone qu’ils tenaient à l’est du Rhône, les nazis ont fait leur entrée avec une extrême sauvagerie. Simone Veil n’a pas été arrêtée immédiatement.

Elle fait partie du convoi de Marceline Loridan-Ivens, qui deviendra sa grande amie. Elles passeront un hiver dans les camps. 

Simone Veil a fréquenté plusieurs camps durant cette longue année. Quel fut son parcours ? 

Dans la famille Jacob, tout le monde a été déporté. Son père et son frère sont morts assassinés à Kaunas. Simone, l’une de ses sœurs et sa mère ont été envoyées à Drancy, puis à Birkenau. Simone y a vécu à l’ombre des crématoires, la zone des chambres à gaz étant séparée du camp par une simple allée d’arbres. À Birkenau, elle assiste à l’arrivée massive des Juifs de Hongrie – près d’un demi-million en sept semaines à partir de mai 1944 – et à leur extermination dans des fosses à ciel ouvert. Elle travaille ensuite dans une petite usine de la firme Siemens, à Bobeck, un des sous-camps d’Auschwitz à quelques kilomètres de Birkenau. C’est une kapo polonaise du camp qui l’y envoie, estimant que Simone est « trop belle pour mourir ici ». 

À Bobeck, les conditions sanitaires et de travail sont meilleures. C’est là qu’elle se lie d’amitié avec un jeune juif viennois, Paul Schaffer. En janvier 1945, l’Armée rouge approchant, les nazis mettent sur la route les 67 000 détenus qui restent dans les camps d’Auschwitz. Le froid de janvier est polaire, les déportés sont à peine vêtus, ils sont épuisés. On les fait marcher jusqu’à Gleiwitz, soit une cinquantaine de kilomètres. Ce sont « les marches de la mort ». Simone rejoint ensuite le camp de Bergen-Belsen, où l’on regroupe les déportés évacués vers le centre de l’Allemagne, dont Anne Frank. Le camp est très vite surpeuplé, il n’y a pas d’eau, les conditions sont extrêmes. En proie à la dysenterie et au typhus, Bergen-Belsen se transforme en gigantesque mouroir. Sa mère y vit ses derniers jours. Les Britanniques y entrent le 12 avril 1945. On leur remet le camp, l’épidémie de typhus effraie tellement qu’on instaure une quarantaine. On a encore en mémoire les ravages de la grippe espagnole après la Première Guerre mondiale. Simone sera rapatriée tard, plusieurs semaines après sa libération. Ce délai a été douloureux sur le plan psychologique, lui donnant l’impression que la vie des survivants ne comptait pas. 

Vous avez personnellement connu Simone Veil. Pensez-vous qu’elle se soit sentie comprise ? 

En entendant les témoignages des autres, après son décès, je me rends compte que la vie de Simone Veil a été empreinte de son expérience dans les camps de concentration jusqu’aux derniers instants. Elle ne s’est jamais lassée d’en parler. Elle le faisait à tout moment, dès qu’on lui proposait. Oui, je pense qu’elle aimait en parler avec moi. Ses amis les plus proches, ceux qui l’ont entourée jusqu’à sa mort, étaient Paul Schaffer et ses copines de déportation. Surtout Marceline. Les deux femmes étaient aux antipodes politiquement, avaient des tempéraments opposés, et vivaient dans des milieux très différents. Pourtant, il existait ce lien insécable entre elles. Je ne sais pas si Simone Veil s’est sentie comprise, mais je sais qu’elle a au moins eu le sentiment d’être entendue.  

Propos recueillis par MANON PAULIC

Illustration : Zoé Thouron

 

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