Leena a le cœur serré et elle tient, dans sa main, la main potelée de son enfant. Elle sent sous ses doigts la rondeur du poignet, les phalanges minuscules, la douceur de la peau. Dans la rue, Dev avance. Il ne dit rien. Il observe les petits d’homme qui, comme lui, commencent une nouvelle vie.

Elle ne cesse de parler. Depuis le réveil elle fait la conversation. Et lui, malgré son âge tendre, malgré son innocence, sait que ce bavardage cache une inquiétude. Elle se l’est promis : s’il pleure, elle le ramène à la maison. S’il la supplie, s’il s’accroche à ses jambes, elle retournera sur ses pas. Ils rentreront à la maison et le chagrin sera vite oublié.

Le petit n’a connu que la douceur du foyer. La chaleur du grand lit les après-midi pluvieuses. La fraîcheur d’une chambre aux volets fermés en plein cœur de l’été. Le père a beau lui dire : « Tu ne fais que reculer l’inéluctable », elle ne peut s’y résoudre. Il est encore si petit, si vulnérable.

Mais l’enfant est calme et docile. Devant la porte de l’école, sa mère resserre son étreinte et elle dit, d’une voix qui tremble un peu : « Regarde mon chéri. Regarde comme c’est beau et comme tu vas être heureux. » À l’entrée de la salle de classe, qui sent la craie et la pâte à modeler, Dev fait comme les autres. Il abandonne dans un grand panier son âne en peluche. Le doudou vient rejoindre des ours informes, des lapins grisâtres, plusieurs morceaux de chiffon et même un oiseau pelé qui a dû un jour ressembler à une cigogne.

La cérémonie des adieux prend une tournure tragique. Les pères en costume s’agenouillent à hauteur de leurs bambins. Les mères incitent leurs enfants à nouer des amitiés consolantes. L’heure tourne et bientôt la salle de classe s’emplit de cris et de larmes. La maîtresse, que ces épanchements n’émeuvent plus, retient par les épaules des petits déchaînés. « Allez-y monsieur. Partez. Dans quelques minutes il aura oublié. » Et dans le couloir, des parents accablés quittent en file indienne les lieux du drame. L’un d’eux se vante : « Mon fils est courageux. Il n’a même pas pleuré. »

Pendant des semaines, Leena lui demande avec exaltation : « Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? Qu’est-ce que tu as appris ? » L’enfant répond qu’il ne se souvient pas. Quand elle veut savoir comment s’appellent les enfants avec qui il joue, il la regarde avec étonnement : « Je ne sais pas, répond-il. Je ne leur ai pas demandé. » Mais elle remarque que sous les ongles il y a de l’argile ou des couleurs. Sur son visage, la trace d’une griffure. « Ce n’était rien, la rassure-t-il. On jouait. » Elle a l’impression, à présent, que son enfant a des secrets. Il a une vie en dehors d’elle. Elle pressent, dans un mélange de honte et de rage, qu’il est de ceux qui prennent les coups sans les rendre. De ceux dont on se moque et qui gardent cette humiliation pour eux.

Un soir, Dev leur raconte qu’ils ont joué à un jeu. « Le maître a dit qu’il fallait se cacher et faire comme si quelqu’un était entré dans l’école et nous cherchait. Il nous a expliqué qu’il fallait rester le plus silencieux possible. 

– Et vous vous êtes tus ? demande sa mère.

– Non. On a rigolé. »

On a peint les fenêtres de l’école. Les enfants ne sont pas assez grands pour être vus ou pour regarder au-dehors. La distraction de la rue leur est inaccessible. Leena ne sait pas que, lorsque les journées paraissent interminables, son petit fixe avec obstination la vitre opaque. Dev se demande si sa maison existe encore. Une terreur noire lui coupe le souffle. Est-ce qu’on pense à lui ? Est-ce vrai qu’on viendra le chercher ? Y a-t-il quelqu’un, en ce moment, dans son salon, dans sa chambre, sur le petit balcon où son père fume des cigarettes ? À quoi pense sa mère quand il pense à elle ? Il se souvient de ce qu’on ne cesse de lui répéter : « Il faut être grand maintenant. Il faut être courageux. » Il comprend que mille mondes existent, parallèles au sien. Que des inconnus le feront asseoir, réciter ses leçons, et qu’il ne servira à rien de pleurer.

Dans le café qui fait l’angle, à quelques mètres de l’école, des groupes se forment. Des mères nouent des amitiés. À la fin de l’hiver, elles ont établi des rituels : trois fois par semaine, elles prennent ensemble un petit déjeuner. Elles sourient, partagent des cigarettes, font l’article de leurs enfants. Mais, sous des dehors affables, ces réunions prennent l’aspect de conférences internationales. On résout des conflits, on prévient des révoltes. Elles se menacent gentiment de représailles et, surtout, elles accablent les absents. Elles trouvent des boucs émissaires. Il y a cet enfant turbulent qui attire toutes les colères. Il faut le mater celui-là. En parler aux parents.

On n’a pas proposé à Leena d’en être. Personne ne la remarque, elle, la petite femme en sari dont le fils est le plus frêle de la classe. Un enfant timide qui aime les chiffres et les histoires d’animaux sauvages. Un petit qui ne reçoit pas de cartons d’anniversaire. Leena s’en émeut. C’est devenu une obsession. Le soir, après l’avoir endormi et comblé de cajoleries, elle va se plaindre auprès du père. « Il y a eu trois anniversaires ce mois-ci. Et pas une seule invitation. » Elle voudrait qu’on l’aime comme elle l’aime, qu’on le voie comme elle le voit, qu’on nourrisse son intelligence et son besoin d’amour. Qu’il trouve, par l’école, sa juste place dans le monde.

Le matin, Leena et son mari arrivent toujours les premiers. Le maître a accepté d’ouvrir sa classe avec un quart d’heure d’avance pour apprendre à ce couple timide les paroles de comptines françaises. « Pour que le petit ne se sente pas différent », a demandé le père qui se sent ridicule mais qui le fait par amour pour Leena. Et tous les matins, dans l’école encore vide, on peut entendre une dame en sari chanter avec des r qui roulent « Maman les petits bateaux qui vont sur l’eau ont-ils des jambes ? » 

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