Quotidienne

Ukraine : « La liberté ne meurt jamais »

Taras Chevtchenko, poète (1814-1861)

Taras Chevtchenko est considéré comme le père de la littérature nationale ukrainienne. Son héritage est invoqué à chaque soulèvement populaire en Ukraine. Le 1 publie l’extrait de l’un de ses poèmes, Le Caucase.

Ukraine : « La liberté ne meurt jamais »

« L'histoire de ma vie est une partie de l'histoire de l'Ukraine » : poète et peintre, Taras Chevtchenko est né en 1814 dans une famille de paysans serfs, au sud de Kiev, dans l’empire russe ayant absorbé l’État cosaque, ancêtre de l’Ukraine.

Considéré comme le père de la littérature nationale ukrainienne, il « a su faire preuve d'une grande élévation d'esprit, d'une clairvoyance peu commune en prenant la défense des peuples subjugués de l'Empire », écrit en 1965 dans la Revue des études slaves Marie Scherrer, professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales.

Son héritage est repris à chaque soulèvement populaire en Ukraine, comme aujourd’hui, et comme en 2014 lors de l’annexion de la Crimée par la Russie.

Son poème Le Caucase est un réquisitoire « implacable » « dressé contre la Russie des tsars, contre son joug pesant, ses visées impérialistes », affirme la spécialiste. Nous en publions un extrait, où il rend hommage à un ami tombé dans les rangs de l'armée russe.

 

Le Caucase

À mon ami très cher Jacob de Balmain

 

Qui changera ma tête en fontaine
et mes yeux en source de larmes
que je pleure jour et nuit les tués ?…
(Jérémie, 9,1)

Un massif montagneux entouré de nuages,
Tout couvert de chagrin, tout arrosé de sang.

Depuis les temps immémoriaux
Un aigle y châtie Prométhée,
Chaque jour lui frappe les côtes,
Chaque jour lui brise le cœur.
Il le brise mais ne peut boire
Le sang vivant — le cœur revit
Et de nouveau se met à rire.
Notre âme ne peut pas mourir,
La liberté ne meurt jamais.
Même l’insatiable ne peut
Pas labourer le fond des mers,
Pas enchaîner l’âme vivante,
Non plus la parole vivante,
Diffamer la gloire de Dieu,
Du Dieu très grand.

Ce n’est pas nous qui discuterons avec toi,
Ce n’est pas nous qui jugerons de tes affaires.
Il nous faut seulement pleurer, pleurer, pleurer,
Il ne faut que pétrir notre pain quotidien
Et la sueur mêlée à du sang et des larmes.
Notre vérité dort, on dirait qu’elle est ivre,
Et pendant ce temps-là nos bourreaux nous maltraitent.

Quand se réveillera-t-elle ?
Quand iras-Tu te reposer,
Dieu fatigué, nous laissant vivre ?
Nous croyons en Ta force, Ô Dieu,
Et nous croyons en Ton esprit.
La vérité se lèvera !
La liberté se lèvera !
Tous les langages te loueront
Pour tous les siècles à venir.
Mais les rivières pour l’instant
Coulent toutes pleines de sang.

Un massif montagneux entouré de nuages,
Tout couvert de chagrin, tout arrosé de sang.

[…]

Pour toi donc l’exil à ton tour, mon seul ami,
Mon bon Jacob. Ce n’est certes pas pour l’Ukraine
Mais c’est pour son bourreau que tu répands ton sang.
Tu as dû boire le calice moscovite,
Le poison moscovite il t’a fallu le boire.
Mon bon ami Jacob, inoubliable ami,
Que ton âme toujours vive dans notre Ukraine :
Vole au-dessus des berges avec les Cosaques,
Cherche les tombes remuées parmi la steppe,
Verse de tristes larmes avec les Cosaques.
Attends-moi dans la steppe à mon retour d’exil.

En attendant cet heureux jour,
Mes pensées, ma peine féroce,
Je les sèmerai ; qu’elles croissent,
Qu’elles causent avec le vent.
Et le vent doux de notre Ukraine
Avec la rosée portera
Mes pensées au loin jusqu’à toi.
Ami, tu les accueilleras,
Pleurant des larmes fraternelles,
À voix basse tu les liras,
Tu te souviendras de la steppe,
Et des tombes et de la mer
Et tu te souviendras de moi.

 

1845 - Traduit par Eugène Guillevic

illustration : Portrait de Taras Chevtchenko, Ilia Repine, 1888, Musée russe, Saint-Petersbourg, Wikimedia Commons

26 février 2022
Retour

Nous vous proposons une alternative à l'acceptation des cookies (à l'exception de ceux indispensables au fonctionnement du site) afin de soutenir notre rédaction indépendante dans sa mission de vous informer chaque semaine.

Se connecter S’abonner Accepter et continuer