Quotidienne

« Délibération », par Jean Garrigues

Lou Héliot, journaliste

Jean Garrigues, historien

Pour le spécialiste d’histoire politique, « les électeurs ont, de manière plus ou moins consciente, créé par les urnes les conditions du débat parlementaire ». Une occasion historique de relancer ce processus. 

« Délibération », par Jean Garrigues

La délibération, c’est d’abord et avant tout une discussion. C’est souvent une discussion à plusieurs, comme dans le cadre parlementaire, mais ça peut aussi être une discussion avec soi-même. En tout cas, la délibération est le premier pas d’une décision mûrement réfléchie, d’une décision raisonnée. Dans le cadre collectif, elle est le lieu du débat, de l’écoute, mais aussi d’une certaine forme de compromis, ou du moins d’une recherche de convergence.

À partir de là, la raison pour laquelle j’ai choisi ce mot paraît sûrement évidente. À mes yeux, l’équilibre nouveau des forces politiques à la suite des élections législatives nous donne en effet une occasion historique de retrouver à l’Assemblée nationale, au Parlement, et même dans l’ensemble de la vie publique cette pratique ancestrale de la délibération.

Il existe une très forte adéquation entre l’idée de la démocratie telle qu’elle s’est constituée en France et l’art de la délibération

Depuis la Boulè athénienne, la délibération a été le moteur de la vie démocratique. Il y a en France une culture de la délibération parlementaire qui remonte à la Révolution française. Car la Révolution française fut d’abord la transformation des états généraux en Assemblée nationale, devenue constituante. Elle fut avant tout une révolution du parlementarisme, et donc de la délibération, de la capacité des représentants du peuple souverain à discuter ensemble et à coproduire des décisions politiques. Il existe donc une très forte adéquation entre l’idée de la démocratie telle qu’elle s’est constituée en France et l’art de la délibération. Ensuite, la Troisième République et la Quatrième République ont constitué l’âge d’or de la délibération en France. De Léon Gambetta à François Mitterrand, en passant par Jean Jaurès, Aristide Briand, Edouard Herriot ou Léon Blum, la vie politique s’est articulée autour des grands orateurs de la Chambre des députés puis de l’Assemblée nationale.

Au fil du temps cependant, cette pratique a été perdue. Et pas uniquement à cause de l’hyperprésidentialisation ! C’est avant tout dû aux institutions de la Cinquième République, qui ont été conçues par le général de Gaulle pour favoriser la rapidité et l’efficacité de la décision plus que la discussion. C’est ce qu’on a appelé le « parlementarisme rationalisé », un principe mis en place par Michel Debré, permettant à l’exécutif d’encadrer la délibération. Cela a contribué à réduire drastiquement la place accordée à la délibération dans le travail parlementaire. Une tendance qui a ultimement culminé avec la fameuse « inversion du calendrier », qui a couplé les élections législatives et présidentielles, transformant ainsi les législatives en une sorte de troisième tour des présidentielles.

La mise en place d’espaces de délibération est tout sauf aisée, dans un système politique sur-présidentialisé et vertical

Cela dit, il est évident que le besoin de délibérer dépasse largement le champ du parlementarisme. C’était particulièrement manifeste lors des derniers quinquennats, avec les Nuits debout, les Gilets jaunes, les expériences de convention citoyenne… qui ont signalé un appétit de délibération au sein même du corps social, à tous les niveaux.

Malheureusement, la mise en place d’espaces de délibération est tout sauf aisée, dans un système politique sur-présidentialisé et vertical. Par ailleurs, dans la société fracturée qui est la nôtre, on voit bien la difficulté à sortir de la logique partisane et de la polarisation du débat. D’où la poussée de formations politiques qui se sont construites autour d’une certaine forme de radicalité, et donc de brutalité du discours, qui ne favorisent naturellement pas la délibération. À cela s’ajoute, au niveau sociologique, une forme d’hyper-individualisme, qui freine la possibilité du débat contradictoire. En amont de l’impasse politique, il y a donc un blocage socio-culturel de la délibération.

Le gouvernement va être conduit à négocier, à discuter, à parlementer, donc à délibérer avec d’autres formations d’opposition

Alors pourquoi aurions-nous aujourd’hui l’occasion de remettre la délibération sur le devant de la scène politique ? Parce que, contrairement à ce qui était devenu une sorte de règle, le gouvernement n’a pas la majorité absolue à l’Assemblée nationale. Donc, a priori, pour voter les textes de loi, il va être conduit à négocier, à discuter, à parlementer, donc à délibérer avec d’autres formations d’opposition. Et c’est de ces discussions texte à texte que devrait, que pourrait sortir la décision politique. Il faudra certes beaucoup plus de temps, il faudra beaucoup plus d’écoute. Mais il faut rappeler que c’est la volonté des électeurs qui, pour des raisons diverses, ont à nouveau confié les rênes de l’État au président Macron, mais qui ont également voulu, et cela de façon massive, le confronter à un véritable contre-pouvoir parlementaire. Une grande partie des électeurs sondés se déclaraient même favorables à une « cohabitation », ce qui selon moi signifiait avant tout le refus de l’omnipotence présidentielle. La « cohabitation » d’aujourd’hui ne se fait pas entre le chef de l’État d’un côté, le Parlement et le Premier ministre de l’autre, mais au sein même de l’Assemblée nationale, entre des sensibilités différentes qu’il va falloir faire délibérer en commun. 

C’est pourquoi la situation actuelle est si intéressante et, à mes yeux, si porteuse d’espoir : les électeurs ont, de manière plus ou moins consciente, créé par les urnes les conditions du débat parlementaire. Je pense que c’est là une fantastique opportunité d’adapter les institutions de la Cinquième République et de restaurer cette pratique de la délibération, qui est au cœur de notre histoire politique.

 

Conversation avec LOU HÉLIOT

 

Bio express

Jean Garrigues est un historien et universitaire français, spécialiste d’histoire politique. Professeur émérite à l’université d’Orléans, il préside le Comité d’histoire parlementaire et politique depuis 2002. Il a publié La Tentation du sauveur. Histoire d’une passion française aux éditions Payot, en mars 2022. 

04 juillet 2022
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