Pourquoi cette inquiétude sourde, cette réticence à l’apaisement, à la joie plus encore, quand une majorité d’électeurs vient pour la deuxième fois en cinq ans de repousser l’extrême droite du pouvoir suprême, confiant au même homme – situation unique depuis l’instauration du quinquennat – un second mandat pour présider aux destinées d’un pays en colère.

« En vivant et en voyant les hommes, notait Chamfort, il faut que le cœur se brise ou se bronze. » À l’épreuve du pouvoir et de ses épreuves, le cœur du président réélu le 24 avril se sera sans nul doute bronzé. Mais pour une partie non négligeable des Français, celle qui a grossi les rangs de l’extrême droite bicéphale, de la populiste Le Pen à l’identitaire Zemmour, ou d’une gauche radicale – d’aucuns diront la seule et authentique gauche, incarnée par Mélenchon –, pour tous ceux-là le verdict des urnes continuera de ressembler à un déni de démocratie, à une amère déception, à un signal pour de futures batailles de rue. Comme un piège qu’aurait tendu le locataire de l’Élysée pour s’assurer un nouveau bail, en organisant méthodiquement le duel avec Marine Le Pen. « Un président détesté porteur d’un projet d’une brutalité sociale sans nom », déclarait sans ciller dimanche soir le représentant de la France insoumise Adrien Quatennens, parlant déjà de défaire le pouvoir du président à peine annoncé vainqueur.

Emmanuel Macron a la perspective, n’ayant pas la pression d’une possible réélection, d’accomplir pleinement ce pour quoi il a été élu

Avec plus de 58 % des suffrages, Emmanuel Macron l’emporte certes aisément, même avec un score inférieur à celui obtenu en 2017 face à sa rivale. Mieux que tous ses prédécesseurs réélus – de Gaulle en 1965 et Mitterrand en 1988 –, à l’exception de Jacques Chirac qui bénéficia d’une mobilisation sans précédent face à Le Pen père, en 2002. L’usure de la fonction est passée par là, tandis que l’effondrement des partis républicains classiques renforçait mécaniquement l’attraction des extrêmes. Il reste – et le fait a été assez souligné – que, sous réserve de législatives favorables, le président Macron sera le premier chef de l’État, depuis le fondateur de la Ve République, à pouvoir diriger le pays pendant une décennie entière sans cohabitation. Avec la perspective, n’ayant pas la pression d’une possible réélection, d’accomplir pleinement ce pour quoi il a été élu. De faire primer les convictions sur les calculs, la concorde civile sur l’aggravation des divisions.

D’où vient qu’à peine reçue l’onction populaire, la figure présidentielle soit aussitôt malmenée, menacée de dures contestations ?

D’où vient alors, si l’ère qui s’ouvre peut redonner une chance aux Français de se rassembler autour de quelques objectifs partagés – de la lutte active contre les inégalités à celle non moins active pour le climat –, d’où vient donc qu’à peine reçue l’onction populaire, la figure présidentielle soit, misère du « en même temps », aussitôt malmenée, menacée de dures contestations qui iraient au-delà de ce qu’on appelait dans « l’ancien monde » le traditionnel troisième tour social ? Sans doute le parcours d’Emmanuel Macron et sa personnalité irritent-ils toutes sortes de gens : à commencer par les caciques de la politique, privés de ce circuit électif naguère bien balisé de l’accès au pouvoir qui passait du mandat municipal ou régional à la députation, d’un ministère à Matignon. Le court-circuitage macronien en a mis tant au rancart, que la pilule reste dure à avaler parmi les politiques de l’ancien système, sauf à s’être résignés à la soupe du ralliement plus ou moins tardif.

Mais au-delà des « professionnels de la profession », des millions d’électeurs contestent à Emmanuel Macron sa légitimité à présider le pays, principalement regroupés derrière les noms de Marine Le Pen et de Jean-Luc Mélenchon. Et dominés par une aversion qui va du rejet ferme à la haine, parfois. Cette hostilité se nourrit du bilan d’un homme souvent seul à décider du destin du pays depuis 2017, et qui, par quelques décisions critiquables et des propos malheureux, lui ont donné cette image de président des riches, cassant et hautain envers les plus fragiles.

« Ceux qui ne sont rien. » Une perception qui trouva son issue explosive dans le mouvement des Gilets jaunes. Et que le soutien, pourtant sans précédent, de l’État aux entreprises et à la population lors de la pandémie de Covid, au nom du « quoi qu’il en coûte », n’a pas infléchi chez ses adversaires les plus irréductibles. Le gouvernement a eu beau faire, il n’a pu ni su effacer cette sensation de mépris des élites à l’égard des plus modestes. Un ressort puissant qui a permis à la candidate du Rassemblement national de faire le plein des mécontents, jouant la fonction tribunitienne incarnée, dans une autre époque lointaine, par le Parti communiste. D’une certaine manière, par sa rigidité en surplomb, le pouvoir en place a soufflé sur les braises d’un populisme qui n’est pas près de s’éteindre.

La difficulté qui attend Emmanuel Macron et son futur gouvernement est d’autant plus grande que le rapport d’une partie des Français au réel est pour le moins problématique. Un constat qui n’est pas propre à la France, puisque l’élection de Donald Trump en 2015 et le vote du Brexit l’année suivante procèdent de cette même relation avec la vérité. Dans ce contexte, le seul recours à la raison et à l’explication paraît voué à l’échec, là où priment l’émotion, les passions tristes, une forme de nihilisme et l’envie de certains d’en découdre en abattant le système. Comme si la fatigue démocratique, la verticalité du pouvoir, la pandémie et les atteintes aux libertés individuelles qu’elle a entraînées, comme si tout ce qui pèse sur le corps social devait être pulvérisé grâce à un grand soir toujours différé, mais inscrit dans les esprits échauffés prêts à nier les résultats d’un vote pourtant légitime.

Pour Emmanuel Macron, le chemin sera plus difficile que le score de son élection pourrait le laisser penser. C’est à lui qu’il appartient, comme il l’a dit dans son discours du Champ-de-Mars, de devenir véritablement le président de tous les Français, et non celui d’un camp. De sa manière de transformer ses mots en actes tangibles dépendra non pas son sort à lui, puisque les urnes ont parlé, mais celui de tout un pays. 

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