Un homme va mourir. Il est bras levés devant trois canons de fusil qui sont presque à bout touchant. C’est une exécution. Le condamné dresse et serre le poing droit avant de tomber. Les soldats qui le visent forment une grosse masse compacte. Il n’y a pas de visage. D’une peinture lourde, épaisse, l’artiste a réduit les têtes des bourreaux à d’impénétrables casques. Le condamné est quant à lui recouvert d’une funeste cagoule. Partout, dans cette atmosphère grise et terreuse, on voit des trous, comme autant d’impacts de balles.

Le casque est un motif simple, à la symbolique militaire immédiate, que Markus Lüpertz a très souvent peint dans sa carrière. Il est le marqueur d’une bascule dans une forme de déshumanisation. Quelque chose de mécanique, de robotisé se substitue à ce qui pense et sent.

La peinture se répète comme l’histoire se répète, comme la guerre se répète. Indéfiniment. Il n’y a jamais de « der des ders »

Sous cette immense toile, d’une ampleur monumentale (300 × 425 cm), conservée aujourd’hui au Centre Pompidou, il y en a d’autres, comme s’il s’agissait d’un palimpseste. Elle reprend en effet les scènes de mise à mort et la composition de l’iconique Tres de mayo de Goya, elle-même reprise par Manet dans ses différentes versions de L’Exécution de l’empereur Maximilien, qu’on retrouve au siècle suivant dans Le Massacre de la guerre de Corée de Picasso. La peinture se répète comme l’histoire se répète, comme la guerre se répète. Indéfiniment. Il n’y a jamais de « der des ders ». 

En l’occurrence, Lüpertz, qui est lui-même né pendant le second conflit mondial, en 1941, fait ici allusion au grand trauma européen de la fin du siècle dernier : la Yougoslavie. Il n’y a pas de référence explicite dans l’œuvre elle-même, mais nous sommes alors en 1992, dans les premiers temps de ce qui sera un épouvantable théâtre d’autodestruction, jalonné de tortures, de violences fratricides entre voisins des Balkans, de génocides. Il y aura une paix. Elle interviendra en 2001 et, depuis lors, semble à peu près solide.

Une œuvre d'art permet, d’une époque à l’autre, par une étrange solidarité humaniste à travers le temps, de se dire que le pire a déjà eu lieu

Les aînés de Lüpertz – Goya, Manet, Picasso – avaient figuré une exécution, dans toute son horreur archaïque, pour matérialiser la brutalité à l’état pur et conjurer la guerre. Une œuvre d’art ne change jamais rien en soi, elle est d’une utilité dérisoire, et ne prévient même pas des futures violences une fois la vie normale retrouvée. Mais elle permet, d’une époque à l’autre, par une étrange solidarité humaniste à travers le temps, de se dire que le pire a déjà eu lieu, qu’il a été ignoble, qu’on ne l’oublie pas, qu’on le surmonte malgré tout.

Alors peut-être, puisque Goya a inspiré Manet, que ces deux-là ont inspiré Picasso et que les trois combinés ont inspiré Lüpertz, faudrait-il qu’il y ait un peintre qui à son tour assume la continuité avec ces quatre géants. On se prend par exemple à rêver de Banksy, le plus connu des street-artistes au monde, réussissant à placer une grande fresque reprenant ce thème, à sa manière, dans les rues de Moscou, et même sur la place Rouge… Avec, pour mettre en joue, un pinceau plutôt qu’un chassepot… 

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