Au-delà de la très forte abstention annoncée (plus de 60 % des voix), c’est le score probablement élevé et inédit des listes « populistes » hostiles à l’Europe qui préoccupe les Européens, du moins ceux qui sont encore partisans de ce projet d’union volontaire d’États qui reste unique dans l’histoire. Sans nul doute la grave crise économique venue des États-Unis à l’automne 2008, celle qui a mis l’euro en danger et provoqué les très douloureuses politiques d’austérité dans les pays de l’Europe du Sud, y est pour beaucoup. 

C’est l’explication qui s’impose pour justifier la croissance rapide du parti néofasciste grec Aube dorée. Pourtant, ni en Espagne ni au Portugal, qui connaissent une situation économique et sociale presque comparable, on ne constate pour le moment de fortes poussées populistes, comme si le souvenir pas si lointain de la dictature servait de garde-fou. Mais alors pourquoi celui de la dictature des colonels ne fait pas barrière en Grèce ? Et en France, où les difficultés économiques et sociales sont assurément moindres, la percée du Front national est bien antérieure, puisqu’elle date des années 1980. Rappelons aussi que les pays scandinaves sont parfois gouvernés par des coalitions gouvernementales de droite et d’extrême droite (Danemark), ce que leur ­excellente image de pays démocratiques exemplaires fait ­oublier – de même en Autriche. 

La situation économique et sociale de ces pays n’est pourtant pas particulièrement difficile. C’est même le contraire pour la Norvège qui, il est vrai, ne fait pas partie de l’Union européenne. C’est ce qui sert d’argument aux antieuropéens pour affirmer que préserver son autonomie étatique vaut mieux que d’être embarqué dans l’UE. Mais ce serait oublier les revenus pétroliers, fort bien gérés et employés, qui assurent pour le moment une situation économique des plus prospères. Or c’est bien en Norvège qu’eut lieu durant l’été 2011 la tragédie due à la folie meurtrière de ce trentenaire norvégien, Anders Behring Breivik, convaincu de défendre une Norvège à jamais blonde aux yeux bleus.

Enfin, dans les pays de l’ex-Europe de l’Est, récemment intégrés dans l’UE, les partis populistes nationalistes surgissent comme en Pologne, pourtant si europhile. Sans parler de la Hongrie où une droite nationaliste domine la vie politique. Ainsi, aiguillonné sur sa droite par le Jobbik (Mouvement pour une meilleure Hongrie) qui frôle les 20 %, le parti de Viktor Orban, le Fidesz, vient à nouveau de remporter les élections législatives avec un score encore supérieur au précédent.

Hormis le Jobbik, clairement raciste envers les Roms, tous ces partis populistes ont en commun de ne plus mettre en avant les thèmes classiques de l’extrême droite comme l’anti­sémitisme, la défense de la chrétienté occidentale, l’opposition à l’avortement et à l’homosexualité, etc., et même de prendre la défense des faibles, ce qui n’était assurément pas une caractéristique de leur idéologie qui glorifiait la force et la virilité. Mais ces thèmes n’ont pas disparu des convictions de nombre de militants, même si leurs leaders condamnent leurs propos publics racistes et xénophobes et leur demandent de veiller à leur façon de s’habiller afin d’éviter de rappeler le temps du nazisme en arborant des insignes ou médailles de sinistre mémoire. 

Si la question du chômage et de l’austérité imposée est un facteur incontestable de cette poussée nationaliste et populiste, elle ne peut donc suffire à l’expliquer dans des pays où ces problèmes ne se posent pas ou faiblement. C’est pourquoi il est nécessaire d’y regarder de plus près.

Dans le cas de la Hongrie, c’est un passé qui ne passe pas. Cette exacerbation nationaliste s’explique par un attachement sourcilleux à la souveraineté nationale, contrecoup de la tragédie du traité du Trianon (1920) qui fit perdre à la Hongrie les deux tiers de son territoire et plus de la moitié de sa ­population. Un peuple se remet mal d’un tel traumatisme. Or de nombreux Hongrois estiment que leur souveraineté est mise à mal par certaines politiques de l’Union européenne (UE). Sûr du soutien de la majorité des Hongrois, le Premier ministre Viktor Orban n’hésite pas à défier l’UE en faisant voter des lois ­incompatibles avec la législation communautaire : loi qui limite la liberté de la presse, loi sur les cultes religieux, loi électorale qui permet aux Hongrois des États voisins de voter pour les listes de partis.

C’est sans doute aussi l’histoire qui peut expliquer le surgissement d’Aube dorée en Grèce. Ce parti néonazi n’est en effet pas né avec la crise, il lui est antérieur (1993). Au sortir de la ­Seconde Guerre mondiale et de l’occupation allemande, les partisans communistes et les troupes gouvernementales, soutenues par les ­Britanniques et les Américains, ont lutté pour la conquête du pouvoir. Cette guerre civile a laissé des traces chez certains. Ainsi, le « chef » d’Aube dorée, Nikolaos Michaloliakos. (Arrêté dans le cadre de ­l’enquête sur le meurtre du rappeur Pavlos ­Fyssas, il est actuellement en prison pour « création, direction et partici­pation à une organisation criminelle ».) Cet homme est un nostalgique de l’ordre nazi et un farouche défenseur de la pureté de la Nation. Il a su utiliser le contexte de forte immigration balkanique, surtout albanaise, attirée par le développement économique de la Grèce dû aux subventions européennes, pour réveiller la corde très sensible d’un nationalisme lié à la fierté d’avoir été le pays qui, dans ­l’Antiquité, a inventé la démocratie. De plus les militants d’Aube dorée ont su jouer de l’humiliation ressentie par les Grecs après que leurs ­dirigeants ont été accusés à juste titre d’avoir menti sur les comptes publics. Ainsi, pour justifier cette fierté grecque quoi de mieux que de mépriser les étrangers et de ­rejeter l’UE ? En outre, la relative brièveté de la dictature – sept ans – a peut être permis d’en effacer plus rapidement les traces dans les mémoires, à la différence du Portugal et de l’Espagne, encore que dans ce dernier pays un mouvement nationaliste régional, Plataforma, dénonce avec ardeur ­l’immigration des « Moros ». 

Le ressort de cette poussée nationale-populiste est en fait d’abord l’immigration. L’arrivée de population musulmane est ressentie comme une menace pour l’identité nationale, surtout dans des pays où il s’agit d’un phénomène récent : en ­Scandinavie par exemple, où il ne se développe qu’à partir des années 1970. Si l’accueil peut être généreux au début, la concentration des immigrés dans certaines villes ou dans quelques quartiers de Stockholm et de Copenhague a fini, avec le temps, par déranger et poser la question du statut de la femme musulmane dans une société très ouverte et très égalitaire. Ce fut aussi le cas aux Pays-Bas, où l’immigration est plus ancienne du fait de leur passé colonial : le leader ­d’extrême droite Geert Wilders a mené une campagne très hostile aux musulmans. Désormais, le rejet de l’UE a pris le relais. Au contexte économique s’ajoute l’image d’une entité techno­cratique et antidémocratique, qui est particulièrement négative dans ce pays très démocratique. Les Néerlandais, qui comme les Français et les Irlandais ont dit non au traité constitutionnel européen de 2005, ont en effet très mal vécu le fait que leur « non » majoritaire ait été contourné par le biais du traité de Lisbonne.

À cette immigration musulmane s’est récemment ajoutée celle venue des pays intégrés depuis peu à l’Union européenne, Polonais, Bulgares, Roumains, parfois massive (les ­Polonais sont la première communauté étrangère à Londres), assez bien formée et prête à accepter des salaires dérisoires. La concurrence est alors rude pour une population locale peu qualifiée quand le marché de l’emploi se trouve en crise. 

Comment s’étonner des réactions d’hostilité à l’Union ­européenne et à la libre circulation des personnes ? L’UE n’apparaît plus comme un projet politique et économique aux effets ­positifs – la paix durable entre anciens ennemis, la forte croissance des échanges commerciaux, la fin d’une concurrence monétaire préjudiciable aux uns et aux autres – mais comme une entreprise libérale qui contribue à fragiliser la ­nation en facilitant l’immigration, en mettant en concurrence des ouvriers européens aux salaires inégaux. L’euro, pour les pays qui l’ont adopté, n’est plus vu comme une sauvegarde contre les dévaluations inflationnistes, mais seulement comme une monnaie qui a renchéri le coût de la vie quotidienne et qui affaiblit la souveraineté nationale puisque la politique monétaire est entre les mains de la Banque centrale européenne. 

La présence de partis d’extrême droite dans la majorité des 28 pays de l’UE traduit l’inquiétude d’une (encore) petite ­minorité de la population qui voit dans le repli national et le ­rejet des travailleurs étrangers, y compris européens, le meilleur moyen de préserver son identité et ses intérêts nationaux que la politique de l’UE aurait contribué à fragiliser.

Ces ressorts communs à la montée de l’extrême droite en ­Europe ne suffisent cependant pas à effacer les particularités des situations nationales de chaque État.

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