On parle souvent de « révolution pasteurienne ». Que recouvre cette expression et vous semble-t-elle justifiée ?

Oui, il s’agit véritablement d’une révolution : c’est la découverte du monde des microbes dans lequel nous vivions sans le savoir ! Pasteur est chimiste, il a mené des travaux variés, de l’étude des ferments jusqu’au célèbre vaccin. Le fil conducteur s’est établi au fur et à mesure, sans plan préalable. Ses premières recherches en cristallographie, qui ouvriront la voie à ce qui sera un siècle plus tard la biologie moléculaire, l’ont conduit à étudier les fermentations, à l’œuvre derrière la formation du fromage, du vin, du vinaigre… C’est un phénomène alors connu mais pas expliqué. Les avis étaient très variés. Certains, comme Félix Pouchet, penchaient pour un phénomène spontané ; d’autres, comme Justus von Liebig, pour un phénomène de décomposition… Pasteur, lui, a démontré qu’à l’origine de chaque type de fermentation se trouve un germe – un « ferment » – spécifique (lactique, alcoolique, acétique…) et que le phénomène est le résultat non pas de la mort du germe, mais au contraire de son activité. Il a ainsi posé les bases de toute la microbiologie ! Un peu plus tard, les fermentations vont l’entraîner vers l’étude des maladies, et l’idée qu’à chacune correspond, là aussi, un germe spécifique…

« Pasteur le dit lui-même : il a été entraîné malgré lui d’une recherche à une autre »

C’est un parcours qui semble, rétrospectivement, très cohérent…

Mais ce n’est pas un parcours linéaire. Pasteur le dit d’ailleurs lui-même : il a été entraîné malgré lui d’une recherche à une autre. Il se lance dans l’étude des maladies par un concours de circonstances : Napoléon III lui demande de se pencher sur les maladies du vin, une grande production française alors menacée – les vins exportés en Angleterre arrivent tournés ou amers, si bien qu’on passe les fûts par-dessus bord… Pasteur s’exécute et, au passage, met au point une méthode de répercussion mondiale : la pasteurisation, maintenant appliquée à bien d’autres produits. Plus tard, c’est son ancien professeur, devenu sénateur du Gard, Jean-Baptiste Dumas, qui l’appelle pour étudier les maladies du ver à soie, autre catastrophe pour le sud de la France, où se concentre alors près de 10 % de la production mondiale de soie. C’est comme cela qu’il touche pour la première fois aux maladies infectieuses. Il continuera avec d’autres maladies animales, et c’est en étudiant le choléra des poules qu’il découvrira, un peu fortuitement, la base de la vaccination : le principe de l’atténuation du microbe. De là, il s’attaquera à la maladie du charbon, qui atteint les vaches et les ovins, puis à la rage, une maladie à la fois animale et humaine. Et ce sera l’apothéose !

Comment ses travaux sont-ils accueillis à l’époque ?

Dès l’annonce du succès de la vaccination de Joseph Meister et du petit berger Jupille, tous les « mordus », comme on les appelait, ont afflué vers le laboratoire de l’École normale. Il y a donc eu tout de suite des gens pour y croire fort. Mais il y avait aussi des sceptiques, à commencer par des scientifiques. Robert Koch, son rival allemand, doutait fort de l’efficacité de l’immunisation par le microbe atténué.

« C’est une constante fondamentale de son travail : la projection vers des retombées pratiques »

Il a fallu que Pasteur soutienne des débats à l’Académie des sciences et à l’Académie de médecine, ce qui a pris du temps. Il avait face à lui des personnes intelligentes, qui argumentaient, comme le médecin Michel Peter. La presse, dans son ensemble, a été enthousiaste, mais il s’est trouvé quelques journalistes pour l’accuser de « donner la rage ». Même s’ils étaient l’exception à l’époque, les antivaccins étaient nés.

Malgré les controverses, Pasteur a vite trouvé des soutiens en haut lieu. Quels étaient ses liens avec le pouvoir ?

On a dit que Pasteur aimait les honneurs, c’est certain. On a dit aussi qu’il était le savant le plus gratifié de son temps. Il savait que la recherche demande beaucoup de moyens. Il estimait d’ailleurs que si la France avait été vaincue en 1870 par l’Allemagne, c’était parce que la science et les laboratoires n’avaient pas été autant aidés par l’État de ce côté du Rhin. Il s’est donc entouré d’appuis, et pas n’importe lesquels. Il a été très ami avec Napoléon III, un homme éclairé – on l’a un peu oublié. Par la suite, la République l’a également beaucoup soutenu. Pasteur avait l’échine souple, il savait s’adapter, même s’il est resté napoléonien de cœur.

Ses premiers liens avec les industriels se sont eux aussi noués très tôt, quand, à Lille, il s’est penché sur les difficultés relatives à la fermentation de l’alcool de betterave, à l’origine de faillites dans le Nord. C’est une constante fondamentale de son travail : la projection vers des retombées pratiques ; il fallait que la science pure bénéficie aux pratiques industrielles. Très tôt, il dépose des brevets. Au départ, uniquement pour ne pas se faire voler ses idées, puis il évolue, jusqu’à créer des sociétés commerciales – une pour des bières inaltérables, une autre pour le vaccin charbonneux. Cependant, ce n’est pas par intérêt pour l’argent lui-même. Ces revenus sont réinvestis dans ses recherches et bénéficient à son institut. Il met toujours la science au centre.

Comment le regard porté sur Pasteur a-t-il évolué avec le temps ?

De son vivant déjà, après la vaccination contre la rage, on le gratifie du titre de « bienfaiteur de l’humanité ». Lors du premier centenaire de sa naissance, en 1922, les célébrations ont été extraordinaires. Pasteur restait la statue du commandeur.

« Pasteur disait que la science n’a pas de patrie, mais que l’homme de science doit en avoir une »

Il y a eu, de fait, une vraie hagiographie, initialement portée par son propre gendre, René Vallery-Radot. Celui-ci a écrit sa première biographie, pratiquement sous la dictée de Pasteur lui-même ! Il oubliait les détails qui fâchent et attribuait tous les mérites à son beau-père, qu’il vénérait… À l’inverse, il y a eu, dans les années 1950-1960, deux ou trois livres très critiques qu’on connaît bien, avec toujours les mêmes accusations : Pasteur n’aurait pas inventé la pasteurisation, la vaccination, etc. Puis, dans les années 1980, tout un groupe d’historiens et de sociologues des sciences, notamment Claire Salomon-Bayet et Bruno Latour, ont travaillé à replacer Pasteur dans son temps, et sa place dans l’histoire de la science s’en est trouvée plutôt confortée.

Vous évoquez l’accusation portée contre lui de n’être pas vraiment le père de certaines découvertes. Celle-ci a tout de même perduré…

Fatalement, Pasteur a eu des précurseurs. Dans le cas de la vaccination, on évoque le précédent d’Edward Jenner (1749-1823). Jenner avait observé que les vachères en contact avec la vaccine – une maladie bénigne qui affectait les vaches – étaient immunisées contre la variole – bien plus virulente et mortelle, elle, pour les hommes. Il en avait déduit qu’une maladie permettait d’immuniser contre une autre. C’était un constat empirique, mais il ignorait le principe général derrière. Pasteur, lui, invente une méthode généralisable – l’immunisation par atténuation du microbe – et démontre son efficacité. En tout cas, il n’a pas ignoré Jenner, il a même nommé son procédé « vaccination » en hommage à celui-ci. Pour d’autres découvertes, il n’a peut-être pas toujours cité les noms de certains de ses précurseurs autant qu’il aurait dû, mais on a un peu exagéré cela.

Une autre critique porte plutôt sur l’éthique, notamment le recours aux cobayes humains…

En effet, avant que Joseph Meister ne vienne le voir, Pasteur avait proposé à l’empereur du Brésil, Dom Pedro, d’offrir aux condamnés à mort d’être ses cobayes pour ses recherches contre la rage et le choléra. Moyennant cela, s’ils survivaient, ils seraient graciés. La demande a été refusée. Elle nous apparaît étrange, mais il faut se replacer dans la peau de l’homme du xixe siècle, une époque où l’éthique n’est pas telle qu’on la conçoit aujourd’hui.

« Tous nos gestes quotidiens sont encore imprégnés du pasteurisme : aérer, se laver les mains… »

On a pu dire ensuite que le jeune Joseph Meister avait servi de cobaye. Rappelons que c’est sa mère qui l’a entraîné jusqu’à Pasteur. À l’époque, celui-ci en était aux balbutiements de ses recherches. Ses collaborateurs étaient partagés : le Dr Roux pensait qu’il ne fallait pas tenter ; les Drs Grancher et Vulpian étaient d’avis contraire. C’était pour eux un vrai cas de conscience, car on ne contracte pas forcément la rage après une morsure, mais si elle se déclare, c’est irréversible et on meurt dans des conditions effroyables. C’est aussi cette dimension spectaculaire, terrifiante, qui a fait que la rage a occupé une telle place dans la mémoire des hommes.

Qu’est-ce qui fait, selon vous, de Pasteur un homme si singulier dans son époque ?

Sur le plan personnel, ce n’est pas un homme très singulier. Autant il est révolutionnaire en science, autant il est conservateur de convictions. Il a de l’intuition, toujours tempérée par l’esprit critique. Quand il décide de suivre une piste, en général, c’est la bonne ! C’est également un homme qui s’adapte. Il travaille de manière assez solitaire mais, paradoxalement, il sait s’entourer, et très bien. Il accepte dans son laboratoire des chimistes ou des physiciens, mais aussi des médecins, comme les Drs Calmette et Roux, des vétérinaires, comme Edmond Nocard… En cela aussi il se singularise : il croise déjà les disciplines ! Et il accepte des étrangers, ce qui est une vraie ouverture. Pasteur disait que la science n’a pas de patrie, mais que l’homme de science doit en avoir une. Il avait beau être très nationaliste, quand Ilya Metchnikoff, le découvreur de la phagocytose, frappe à sa porte en 1888, à la veille de l’ouverture de l’Institut Pasteur, il l’accepte à bras ouverts. Il y aura par la suite un grand nombre de Russes à l’institut.

Et puis il a été l’artisan de l’internationalisation de son travail : comme tout le monde ne pourrait pas venir se faire soigner à Paris, il a voulu essaimer des relais à travers le monde – les instituts antirabiques, qui sont devenus les instituts Pasteur. C’était alors unique, il n’y avait pas de précédent. Et celui de Paris a par la suite servi de modèle à des instituts indépendants, comme le fameux Institut Oswaldo-Cruz, au Brésil. C’était, là aussi, une grande vision. Pasteur a été précurseur de bien des façons.

Pasteur reste une figure majeure dans la mémoire nationale – l’un des trois à avoir le plus souvent donné son nom à des rues, derrière de Gaulle et devant Victor Hugo. Comment expliquez-vous cette permanence ?

Les découvertes de Pasteur touchent à ce que nous avons de plus cher, c’est-à-dire à notre santé. Tous nos gestes quotidiens sont encore imprégnés du pasteurisme : aérer, se laver les mains… Aujourd’hui, le Covid résume tout l’apport de Pasteur : hygiène et vaccination. L’hygiène a permis d’accroître l’espérance de vie d’une bonne vingtaine d’années dans les pays développés, et la vaccination a fait très largement ses preuves. La variole a été éradiquée, et l’OMS espère la fin proche de la poliomyélite. On ne comprend pas l’existence persistante d’antivaccins. Les travaux de Pasteur et des pasteuriens qui lui ont succédé, en France et dans le monde, ont permis de sauver des millions de vies. Voilà une leçon à méditer. 

 

Propos recueillis par MAXENCE COLLIN 

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