Loin de moi la volonté de m’immiscer dans votre vie privée ou, pire encore, de vouloir restreindre votre liberté de mouvement, mais le fait est là : un jour, vos pas vous conduiront à croiser la route d’un animal.

Ce peut être un chien, un renard ou un loup, mais aussi un gentil chevreuil, une vache, un coyote, un raton laveur, une chauve-souris.

Malgré vos manières douces, vous êtes mordu(e). Autre hypothèse : grâce à vos manières douces, vous êtes léché(e).

Bientôt l’épisode vous sort de la mémoire, car rien d’anormal ne vous arrive.

Un mois passe, puis deux, parfois six.

Un beau jour, une angoisse inexpliquée vous étreint la poitrine. Vous commencez à vous agiter. Des visions vous apparaissent. On vous comprend de moins en moins quand vous parlez.

La nuit, vous ne dormez plus. Vous bavez, vous pleurez, vous délirez, vous vous tordez en tous sens. Le virus de la rage a fini son lent parcours le long de vos nerfs. Il est en train d’envahir votre cerveau. Je vous plains. Atroces sont vos souffrances, mais ne vous impatientez pas trop. Dans un jour, au plus tard deux, vous serez mort.

Vous n’avez pas eu de chance. Cette maladie tue peu, très peu d’êtres humains. Mais la seule prononciation de son nom, la rage, nous glace le sang depuis la nuit des temps.

Celui qui nous délivrera de cette hantise gagnera la gloire et la gratitude générale.

Pasteur prend le train en marche. D’autres, avant lui, se sont lancés dans la recherche avec déjà de beaux résultats. Mais il décide de s’emparer du sujet. S’il n’est pas toujours le précurseur, il a le génie de poursuivre les idées, de rassembler les données, d’inventer des expérimentations qui démontrent scientifiquement la vérité des hypothèses et la fiabilité des traitements.

La rage ne se développant qu’une fois atteint le cerveau, pourquoi ne pas l’inoculer directement dans le crâne des lapins ?

Dans le laboratoire, les trépanations se succèdent, toujours sur des lapins endormis par des bouffées de chloroforme.

La suite est connue, l’une des plus souvent racontées de toutes les histoires des sciences.

Dans cette si belle province d’Alsace toujours française de cœur mais avalée par l’Allemagne après la défaite de 1871, il était une fois Maisonsgoutte, un village rebaptisé Meissengott par les envahisseurs.

Le 4 juillet 1885, le jour s’est levé sur ce village, un jour semblable à tous les autres jours, sans qu’il se doute que la gloire l’attend. Lueur à l’est, puis brume légère peu à peu dissipée. L’été brille maintenant de tous ses feux et l’air bruisse du grésillement des abeilles. Voici que remonte en sifflotant la rue principale le jeune Joseph Meister. Il va chercher de la levure pour son boulanger de père.

Soudain, le chien de M. Vonné, l’épicier, se jette sur ce garçon serviable et le mord sauvagement à la main droite et aux cuisses.

Il faut se décider. Vite. Traiter ou ne pas traiter l’enfant ?

Affolement général. Le même mot terrible court par le village : la rage ! la rage ! Le chien, furieux, se lance sur son maître. On finit par l’abattre. Le pauvre Joseph titube. Il est transporté chez le bon docteur Weber qui, non content de désinfecter ses plaies, décide de l’envoyer à Paris. Un grand savant s’y trouve, qui saura le soigner.

C’est ainsi que le 6 janvier se présente à la porte de la rue d’Ulm un trio éperdu : Joseph, sa mère et le propriétaire du chien. Pasteur rassure rapidement ce dernier : vos vêtements vous ont protégé… aucune trace de dents sur la peau… vous pouvez rentrer chez vous. Quant à Joseph, il est installé dans une chambre du collège Rollin, l’annexe du laboratoire.

L’équipe se réunit.

Il faut se décider. Vite.

Traiter ou ne pas traiter l’enfant ?

Sommes-nous prêts ? Nos expériences nous ont-elles permis d’accumuler assez de savoirs ? Sommes-nous certains qu’un humain aura les mêmes réactions qu’un chien ou un lapin ?

Émile Roux continue de plaider pour le principe de précaution, même si le malheureux petit Alsacien doit en faire les frais. L’affaire est trop grave, répète-t-il. Un échec ruinerait des années de recherches et jetterait sur nous le discrédit.

Mais c’est Pasteur le chef, et il souhaite agir.

Le petit Meister reçoit sa première piqûre le 6 juillet à huit heures du soir. Dans la seringue, une solution faite à partir de moelle d’un lapin mort de la rage deux semaines plus tôt et, depuis lors, tenue à dessécher dans un flacon.

Chaque jour, Joseph reçoit une injection de moelle de moins en moins longtemps desséchée, donc de plus en plus virulente.

Les savants ne quittent pas des yeux leur petit pensionnaire. Ils suivent et interprètent le moindre de ses mouvements, guettant le plus petit changement dans son comportement.

Maintenant, nous sommes le 20, puis le 25 août, bientôt deux mois après les morsures. L’événement qui ne va pas tarder à éclater est une bombe. Au-delà des scientifiques, elle va frapper la Terre entière : la rage est vaincue ! 

 

La Vie, la mort, la vie, d'Erik Orsenna© Librairie Arthème Fayard, 2015

Illustration Stéphane Trapier

 

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