Le soir du mercredi 7 janvier 2015, il faisait un froid qui transperçait les os. Pourtant la vieille place de la République s’est rapidement couverte de gens de toutes sortes, beaucoup de femmes, et des enfants, des lycéens, des vieillards à casquette, d’innombrables silhouettes à capuche formant le meilleur du peuple de Paris, pleurant la mort de Cabu et des siens assassinés par les frères Kouachi. Les couloirs du métro vibraient d’inquiétude et de colère. Devant moi quelqu’un a dit Paris c’est cela, Paris outragé, Paris humilié, Paris martyrisé, mais Paris libéré. La citation n’est jamais loin quand on tend l’oreille dans nos sous-sols.

Il y eut une puis deux puis cent bougies au sol formant en flammèches fragiles les sept lettres du mot Charlie.

Le soir du vendredi 9 janvier 2015, après l’attaque de l’Hyper Cacher par Amédy Coulibaly, tandis que Paris vrombissait de sirènes de police et d’ambulances, nous étions nombreux dans la librairie du 17 de la rue de Jouy. Le climat d’angoisse répandu sur la ville n’avait pas découragé les lecteurs des Événements, un livre signé Jean Rolin. Le quartier du Marais tremblait une fois de plus, voilà tout.

Dans le bus 96 qui traverse notre ville, de Ménilmontant à Montparnasse, les voyageuses se parlaient justement d’événements.

Le dimanche 11 janvier la ville entière marcha sous le soleil, et longtemps après qu’il fut couché.

Des mois passèrent, à tenter de comprendre dans quel siècle de fer nous étions entrés. Des dizaines de livres, des centaines de séminaires, des colloques, furent consacrés à repenser la place de chacun, cette vulnérabilité humaine qui est peut-être notre seule force.

Le vendredi 13 novembre, je dînais Chez Jaafar rue du Sommerard, près de la statue de Montaigne, à deux pas de la Sorbonne, à un jet de pierre de Saint-Julien-le-Pauvre, l’adorable église médiévale de culte grec orthodoxe, quand on a appris qu’on tirait à la République. La jeune femme tunisienne qui nous servait s’est mise à pleurer. Les dîneurs ont appelé leurs enfants.

Marchant vers le bureau de vote, en ce dimanche 13 décembre, sous le ciel gris et lourd qui pèse comme un couvercle, je pense à cette année cruelle, aux nouvelles cicatrices sur ma ville, et, traversant le jardin du Luxembourg, saluant le ginkgo biloba qu’aimait Marguerite Duras, je m’arrête un instant devant une statue dont je tairai le nom. Une petite statue cachée dans un fourré. Une statue secrète qui fait écho à celle de la Liberté un peu plus loin. Baudelaire et Apollinaire complotent dans ce coin de jardin. Le spleen, et les ponts, les plis de la ville et ses hurlements, ils ont tout dit et que la joie venait toujours après la peine. 

Paris ne finit jamais, lui dis-je, citant à mon tour le poète Vila-Matas, pas le Paris guindé comme une après-midi chez ma grand-tante, le Paris des riches avec ses palaces morbides, Montmartre et Folies-Bergère, Champs-Élysées sinistres, et monuments de carte postale.

Le Paris de Blaise Pascal qui vécut si longtemps au 54, rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel, celui de Jean Racine, qui repose lui aussi à Saint-Étienne-du-Mont, en haut de la rue Soufflot est un Paris qui ne finit jamais, un Paris en lettres minuscules, un Paris où souffle, quoi qu’on en ait, le vent de la pensée, le vent de la fraternité.  

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