Quand le sens moderne du mot « révolution » s’est-il imposé ?

Il arrive très progressivement dans le cours du XVIIIe siècle. La révolution était jusque-là traditionnellement associée à la rotation des astres. Mais dès 1719, l’abbé Vertot publie L’Histoire des révolutions arrivées dans le gouvernement de la République romaine. Déjà, en 1689, le père d’Orléans avait écrit un livre sur l’histoire des révolutions en Angleterre, un an après le coup d’État que Guillaume d’Orange avait mené et qu’on appelle aujourd’hui la Glorieuse Révolution. Au XVIIIe siècle, le mot révolution est ainsi peu à peu appliqué à une multitude de cas, à Genève ou dans le Brabant par exemple, pour désigner des coups d’État ou des révolutions de palais. Il apparaît ainsi dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, à l’article « politique ». Le mot révolution est donc déjà entré dans l’outillage intellectuel lorsqu’arrive 1789.

1789 apporte-t-il un sens nouveau au mot ?

Il me semble que non. Les événements de juillet et août 1789 appartiennent au registre du coup d’État, d’une mutation importante du fonctionnement politique et social. Mais il ne faut pas oublier que le roi reste au pouvoir, et qu’on entre pendant trois ans dans une forme de monarchie parlementaire. Les changements sont réels au sommet du pouvoir, mais restent limités pour le peuple.

La Révolution française était-elle prévisible ?

Non, elle était totalement inattendue. Personne ne s’attendait à ce que la monarchie absolue la mieux installée d’Europe s’effondre en quelques mois. Alors pourquoi a-t-elle lieu ? D’abord, parce que des fissures, économiques, sociales, religieuses, traversent alors l’ensemble du pays. Le courant janséniste critique de façon féroce le fonctionnement interne de la société, alors même que le pays connaît un mouvement de réformes rapides lancées par Louis XV au début des années 1770. On a donc une société marquée par des antagonismes importants et un déficit financier qui fragilise le pouvoir. Mais il faut aussi remarquer que la France abrite des classes moyennes nombreuses, très éduquées, imprégnées d’une conscience politique forte, et qui vont donc offrir une masse importante pour soutenir le projet révolutionnaire. En Angleterre, par exemple, les écarts sociaux seront trop importants au XIXe siècle pour que la révolution ait lieu.

À la question de Louis XVI : « C’est une révolte ? », le soir du 14 juillet 1789, le duc de La Rochefoucauld-Liancourt aurait répondu : « Non sire, c’est une révolution. » L’échange est-il véridique ?

Non, la phrase est indéniablement apocryphe. Louis XVI est parfaitement informé des événements qui surviennent à Paris depuis les incendies des barrières d’octroi des 9 et 10 juillet. On parle alors d’émeutes, de révolte, de sédition, mais personne n’imagine qu’on puisse entrer dans une période de mutation globale d’un pays. On n’imagine donc pas à ce moment-là opposer révolte et révolution, comme on le ferait aujourd’hui.

En quoi 1792 bouleverse-t-il la notion même de révolution ?

Il y a eu à l’été 1792 une préparation matérielle du coup d’État, mais aussi la recherche d’un véritable programme révolutionnaire, entre Montagnards et sans-culottes notamment. Ils souhaitent instaurer un régime qui ne soit plus monarchique, marqué par des éléments de démocratie et de juste répartition des richesses. Il y a ainsi à la fois un programme politique et un programme social chez les révolutionnaires qui envahissent les Tuileries le 10 août et prennent le pouvoir. Ensuite, s’impose la défense nécessaire des idées révolutionnaires : la France est en guerre depuis avril 1792, contre des ennemis intérieurs et extérieurs, mais la situation est totalement inédite, car la guerre ne pourra pas être arrêtée par un traité ou un compromis. Il faut vaincre ou mourir. Et cette radicalité nouvelle conditionne la suite du processus révolutionnaire, elle permet une mobilisation tout à fait extraordinaire, mais crée une surenchère permanente entre les élites gouvernantes et les soldats – et donc les déchaînements de violence qui ont eu lieu, notamment, pendant la guerre de Vendée de 1793-1794. En réalité, 1789 marque la dernière des révolutions anciennes, et 1792 la première des révolutions modernes. Elle rompt avec une histoire qui était jusque-là cyclique.

Quel est le programme de la Révolution ?

Celle de 1792 est menée par des gens qui ont des attentes différentes, voire opposées. Les Montagnards – en particulier Robespierre, Carnot ou Danton –, n’attendent pas de la Révolution qu’elle englobe l’ensemble des domaines de la société. Chez les sans-culottes en revanche, on trouve des gens qui réclament qu’elle s’étende à l’égalité des ressources ou à l’égalité homme-femme notamment. Et en 1793 et 1794, les révolutionnaires au pouvoir vont éliminer progressivement les demandes les plus radicales pour réduire la Révolution à un processus politique, qui aboutit au Directoire, où l’on retrouve une distinction sociale, un accaparement du pouvoir par les élites et une mise à l’écart des masses populaires. La Révolution ne doit donc pas être vue comme une demande philosophique peu à peu arrêtée, mais plutôt l’affrontement entre tendances rivales qui finit par exclure ce qui ne relève pas du programme politique. C’est ainsi que la Révolution s’est ancrée dans nos mémoires. Plus tard, dans un discours à l’Assemblée, Victor Hugo affirmera : « La Révolution et la République sont indivisibles. L’une est la mère, l’autre est la fille. L’une est le mouvement humain qui se manifeste, l’autre est le mouvement humain qui se fixe. » Reste que la Révolution fut aussi un moment d’exclusion de la plupart des groupes nécessaires à son lancement.

Obéit-elle à un sens de l’histoire ?

Ce qui se passe alors, c’est la reconsidération du cours du temps. Jusqu’alors, on vivait dans la crainte du déclin, de la ruine, par rapport à une Antiquité fantasmée. À la fin du XVIIIe siècle, c’est l’inverse qui survient : ce qui va se produire à travers les mouvements sociaux permet d’ouvrir l’avenir. La guerre d’indépendance américaine avait déjà induit l’idée d’une société neuve, qui incarne le progrès. Et la Révolution française, à son tour, confère un sens nouveau à l’histoire, tout en accompagnant ce mouvement. Joseph de Maistre peut, dès 1794, affirmer : « Longtemps nous l’avons prise pour un événement. Nous étions dans l’erreur : c’est une époque. » C’est un changement total d’époque, ce que l’Europe n’avait plus connu depuis les guerres de Religion. Après elle, la conception de l’histoire n’est plus métaphysique, mais philosophique, ou même « sociologique » – le mot est forgé par Sieyès –, car les sociétés ont muté. Ce sens de l’Histoire est évidemment mis en lumière par Hegel, avant que Marx ne fasse de la révolution le moteur de l’histoire.

La Révolution française reste-t-elle la matrice des révolutions suivantes, au XIXe et au XXe siècle ?

Oui, et pour plusieurs raisons. D’abord, ce qui se passe en France entre 1789 et 1793, jusqu’à la mort du roi, sidère la planète entière. Personne n’est capable de comprendre comment les événements ont pu s’enchaîner les uns aux autres, notamment les massacres de septembre et l’exécution de Louis XVI. Il y a chez les têtes couronnées la crainte d’une contamination – et de fait, jusqu’en 1812, la Révolution conquiert toute l’Europe, au nom des idéaux républicains repris par Bonaparte. Les principes révolutionnaires transforment en profondeur le cours des administrations européennes, avec l’émergence d’États-nations centralisés. Et ces principes seront conservés après 1815, alors même que la Révolution sera discréditée. Ensuite, il y a la question de la violence et de la brutalité. Après 1794, les Thermidoriens imposent l’idée que les violences appartiennent à une période exceptionnelle, et que la Terreur est due à un seul homme, Robespierre. L’explication est polémique, mais elle permet aux contemporains, comme Hegel, de comprendre ce qui s’est passé, en jugeant que l’excès de revendications de liberté débouche sur une négativité complète. Il en résulte aussi une forme de romantisme révolutionnaire, selon lequel il ne peut pas y avoir de révolution sans risque de mort, sans excès, sans dévoration interne. Et cette idée va mûrir tout au long du XIXe siècle, portée par des jeunes hommes qui se sacrifient physiquement au nom de la révolution, des barricades de 1830 aux anarchistes de la fin du siècle.

Mais une révolution sans violence est-elle possible ?

Certains l’ont postulé, avant d’être totalement déconsidérés, comme les penseurs socialistes prémarxistes : Saint-Simon, Cabet, Fourier, Proudhon… Ceux-là voulaient réorganiser la société sans violence, en essayant de concilier les oppositions entre les individus et les groupes dans un phalanstère, ou à travers l’organisation de mouvements autonomes. Mais ils vont être dépassés, au tournant des années 1860-1870, par les mouvements marxistes, qui vont imposer une forme de mysticisme révolutionnaire.

Peut-on identifier les conditions nécessaires à une révolution ?

C’est une question qui hante depuis deux siècles les révolutionnaires comme les contre-révolutionnaires. De nombreuses réflexions ont été échafaudées, pour situer ces conditions nécessaires, qu’elles soient politiques, économiques, sociales ou techniques. Mais c’est une question qui reste sans réponse, car il n’y a pas deux révolutions identiques. Les contextes sont toujours différents, et on ne peut pas comparer l’importance des courants mystiques dans la société russe de 1917 au rôle des caudillos et des divisions ethniques en Amérique latine. Si la Révolution française constitue une matrice originelle, aucune des révolutions suivantes ne lui ressemble tout à fait, et chacune relève d’un contexte local propre.

Que vous inspire l’envahissement actuel du terme « révolution » dans notre langage commun ?

Le mot « révolution » n’a jamais eu de définition unique, il obéit à une polysémie dont le développement se poursuit aujourd’hui. En l’occurrence, il est employé pour parler de moments de rupture, y compris de mutations longues comme la révolution industrielle. Mais la récurrence du mot dans notre langage traduit aussi selon moi la fascination inquiétante que le mot révolution porte toujours. En France, la révolution, c’est à la fois les droits de l’homme et la guillotine, et ce frisson romantique nous permet de nous rêver en peuple révolutionnaire encore aujourd’hui. Et tant pis si cette mémoire collective nationale n’est qu’un souvenir, une mystification : nous avons aujourd’hui changé d’époque, avec des principes de violence totalement différents. Or il serait utile de se libérer de cette mystique qui nous fascine, pour mieux comprendre pourquoi la Révolution a réussi avec les droits de l’homme et échoué avec la violence. Il faudrait regarder la Révolution en face, et s’enrichir de ses défaites, pour mieux envisager la rénovation de notre société. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !