Réunis à Paris en 2016, les porte-parole de l’Open Government Partnership n’hésitent pas à faire de l’émergence d’Internet une véritable révolution politique. Les différentes révoltes qu’a connues le monde depuis dix ans s’expliqueraient ainsi grâce à l’émergence de cet outil d’interconnexion et de rétrécissement du monde. L’époque est en effet à l’essor du concept de Civic Tech – l’idée que les citoyens peuvent s’emparer d’Internet pour en faire un outil au service d’une véritable démocratie participative.

Quatre ans plus tard, cette affirmation optimiste paraît avoir mal vieilli. Le mot fake news est désormais sur toutes les lèvres, Internet ne parvient toujours pas à supplanter les médias traditionnels comme vecteur privilégié de l’information, ce que souligne le baromètre Credoc de 2019, et les réseaux sociaux ont été l’objet de plusieurs scandales récents. Pour paraphraser le titre du livre du chercheur Romain Badouard, c’est plutôt le « désenchantement » qui semble primer dans le regard que l’on porte sur les potentialités du numérique.

Certes, Internet a favorisé les mobilisations politiques et sociales. On l’a vu dès le printemps arabe en 2011, Libération évoquant alors une « e-révolution ». Les manifestations se sont largement organisées grâce aux réseaux sociaux. Face à une presse contrôlée par les régimes dictatoriaux, c’est sur le Web que les opposants ont trouvé une parole plus libre et la possibilité de caricaturer le pouvoir, à travers les blogs notamment. En passant par le Web, les citoyens peuvent mettre des thématiques à l’agenda médiatique et pousser les politiques à réagir. C’est notamment le cas avec la mobilisation autour du climat. Ainsi, la pétition « L’Affaire du siècle », dénonçant l’inaction de la France dans la lutte contre le réchauffement climatique, lancée en septembre 2018 par plusieurs associations, a reçu un large soutien avec plus de deux millions de signatures en un mois. Plus récemment, la mobilisation des Gilets jaunes s’est faite en large partie en ligne et dans un délai très restreint. Comme ont pu le montrer les travaux du Lerass de l’université de Toulouse à travers une étude des groupes de discussion Facebook des Gilets jaunes, le mouvement a permis de s’exprimer à une opinion populaire très peu présente dans les médias plus traditionnels. Mais la communication sur les réseaux sociaux n’a pas suffi pour que la cause des Gilets jaunes obtienne une réponse politique. Celle-ci n’est véritablement intervenue qu’un mois plus tard, suite à des mobilisations, urbaines cette fois, conduisant à des violences fortement médiatisées.

Internet n’est donc pas devenu le porte-voix permettant au peuple de se faire entendre en permanence. Les rapports de force au sein de la société sont loin d’avoir été inversés. La participation aux débats et autres programmes participatifs en ligne reste encore largement le fait des plus dotés socialement, comme ce fut le cas pour le « grand débat national » lancé par le président Macron en janvier 2019. Et si les Civic Tech offrent des espaces de discussion alternatifs, elles peinent pour le moment à donner accès à l’essentiel du pouvoir : l’action concrète et la transformation sociale. Il y a quelques années, Internet était vu comme le meilleur moyen de resserrer les liens entre des politiques jugés déconnectés et les citoyens. Les réseaux sociaux, notamment, créaient l’illusion d’un échange sans filtre entre gouvernants et gouvernés. En réalité, ces échanges directs restent très limités. La gestion des réseaux sociaux est le plus souvent confiée à des spécialistes qui recréent une distance. Quant aux interactions, elles sont en fin de compte assez faibles. Plusieurs études portant sur les campagnes électorales ont bien montré que les candidats en font surtout un outil d’information, beaucoup plus que d’échange ou de débat. L’utilisation massive des données collectées sur les utilisateurs, dans des conditions peu déchiffrables par le grand public, contribue à renforcer le déséquilibre entre gouvernants et gouvernés. Les campagnes sont toujours plus ciblées, alors que la transparence et l’open data restent un vœu pieux.

La sociologue américaine Jen Schradie va même plus loin et considère qu’Internet favorise avant tout les mouvements conservateurs, au détriment des progressistes, comme semblent en témoigner les victoires de Donald Trump et du Brexit. Internet offre en effet un espace d’expression très libre à des idées jusque-là bannies des grands médias. Le très large anonymat dont bénéficient les utilisateurs leur permet de diffuser des idées racistes, négationnistes, complotistes sans véritablement craindre une condamnation. Plus radicales, plus originales, plus passionnelles, ces opinions obtiennent un plus large écho, notamment sur les réseaux sociaux. Pour l’extrême droite, c’est ce que l’on a désigné par le qualificatif de « fachosphère ». Internet est devenu par excellence le lieu où se brouillent le vrai et le faux dans l’actualité. Lors de la campagne présidentielle américaine de 2016, les fausses informations ont été beaucoup plus virales que les vraies. Les habitants de la commune de Vélès en Macédoine s’étaient même fait une spécialité de la conception de fausses informations suffisamment crédibles pour faire le buzz, comme le fameux soutien du pape François à Donald Trump. Loin d’être le lieu de débat politique par excellence, Internet est devenu, en matière de politique, l’endroit où s’exprime le pire.

« Il faut laisser du temps au temps. » La célèbre formule attribuée à François Mitterrand est là pour nous rappeler que l’exercice du pouvoir ne peut se faire sereinement dans l’immédiateté. Gouverner, en particulier en démocratie, nécessite de la concertation, de la discussion, de l’information, de la réflexion qui font de la prise de décision et de l’exécution un processus long, parfois de plusieurs années, lorsque les réformes sont structurelles. Or, Internet contribue, de concert avec l’émergence des chaînes d’information en continu, à l’accélération du tempo politique. N’importe quel citoyen peut s’improviser informateur et diffuser bien avant toute dépêche de presse une information, comme l’ont bien montré les attentats en France de 2015 et 2016. Les réseaux sociaux en particulier fonctionnent sur l’instantanéité des messages. Comme nous l’avons vu avec l’exemple des Gilets jaunes ou de « L’Affaire du siècle », les choses peuvent aller très vite sur la Toile et prennent souvent de court un monde politique qui n’est pas toujours très bien préparé. La vie politique ressemble de plus en plus à une course de vitesse où l’on enjoint aux décideurs de faire, d’agir, d’être toujours dans la réaction. Hartmut Rosa, dans son ouvrage Accélération, jette un regard très pessimiste sur le destin de nos démocraties lancées dans une course vers l’abîme. Dans cette instantanéité permanente le risque est que la décision ne se fasse plus au moment opportun, le kaïros cher aux Grecs, mais devienne le fruit de la fortune, des humeurs publiques contre lesquelles Machiavel mettait en garde le Prince. 

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !