Nous voulons nous délivrer du dégradant joug d’esclavage universel d’êtres mécanisés à l’âme pâle comme l’argent et nous élever à la libre humanité artistique dont l’âme rayonnera sur le monde ; de journaliers de l’Industrie accablés de travail, nous voulons devenir tous des hommes beaux, forts, auxquels le monde appartienne, comme une source éternellement inépuisable des plus hautes jouissances artistiques.

Pour atteindre ce but nous avons besoin de la force toute puissante de la Révolution ; car seule est nôtre cette force révolutionnaire qui pousse droit au but, au but dont elle peut justifier la réalisation uniquement par le fait qu’elle exerça son activité première à la dissolution de la tragédie grecque, à la destruction de l’État athénien. […]

Comment s’exprime au point de vue actuel du mouvement social cette force révolutionnaire ? Ne s’exprime-t-elle pas d’abord en tant qu’hostilité de l’ouvrier, basée sur la conscience morale de son activité comparée à la paresse coupable ou à l’affaissement immoral des riches ? Ne veut-il pas, comme par vengeance, ériger le principe du travail en unique religion sociale autorisée, contraindre le riche à travailler comme lui, à gagner comme lui son pain quotidien à la sueur de son front ? N’aurions-nous pas à craindre que l’exercice de cette contrainte, la reconnaissance de ce principe n’élevât finalement cette mécanisation déshonorante de l’homme à la hauteur d’une règle absolue, universelle et, pour en rester à notre sujet principal, ne rendît l’Art à tout jamais impossible ?

En vérité c’est là la crainte de maint loyal ami de l’Art ; et même de maint sincère ami des hommes, qui n’a réellement d’autre préoccupation que de conserver la plus noble essence de notre civilisation. Mais ceux-là méconnaissent la véritable nature du grand mouvement social ; ce qui les égare, ce sont les théories en vue de nos socialistes doctrinaires, qui veulent conclure d’impossibles pactes avec notre société telle qu’elle existe actuellement ; ce qui les trompe, c’est l’expression immédiate de la colère de la portion la plus souffrante de notre société, colère qui en vérité sort d’un instinct naturel plus profond, plus noble, l’instinct de jouir dignement de la vie, dont l’homme ne veut plus payer péniblement l’entretien matériel en dépensant toutes ses forces vives, mais dont il veut goûter la joie en homme : c’est donc, à proprement parler, l’instinct de se dégager du prolétariat pour s’élever à l’humanité artistique, à la libre dignité humaine.

Mais c’est précisément le rôle de l’Art de faire reconnaître à cet instinct social sa noble signification, de lui montrer sa vraie direction. De son état de barbarie civilisée le véritable art ne peut s’élever à sa dignité que sur les épaules de notre grand mouvement social ; il a de commun avec lui le but, et ils ne peuvent atteindre l’un et l’autre ce but que s’ils le reconnaissent de concert. Ce but c’est l’homme beau et fort : que la Révolution lui donne la Force, l’Art, la Beauté.

Il ne nous appartient pas d’indiquer ici plus exactement la marche de l’évolution sociale, telle qu’elle se développera, à travers l’histoire […]. On ne crée rien dans l’histoire, mais tout se fait de soi-même selon sa nécessité intérieure. Mais il est impossible que l’état auquel le mouvement aura un jour abouti comme à son but, ne soit pas diamétralement opposé à l’état actuel, sans quoi toute l’histoire serait un tourbillon tumultueux et confus, et nullement le mouvement nécessaire d’un fleuve, qui malgré tous les coudes, tous les détours, toutes les inondations, se déverse toujours dans la même direction principale. 

 

Extrait de L’Art et la Révolution,1849, traduction de Jacques Mesnil

 

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