Le chômage c’est toujours une affaire de chiffre. Le fameux « chiffre du chômage ». Mais ce chiffre est un leurre ou un masque. Lors de plans de licenciements massifs, qu’entend-on ? Qu’il y a 3 000 emplois supprimés ici, 560 là, 2 490 ailleurs… Des chiffres, une théorie de chiffres, une armée de chiffres. Mais, derrière ces chiffres, il y a des hommes et des femmes dont on ne verra jamais le visage, dont on n’entendra jamais la voix, dont on ne saura rien. Le chiffre ayant aux yeux des médias, des organisations patronales, de la droite – du FN au PS –, la vertu de donner l’illusion de la neutralité scientifique et d’être sans affects. Supprimer 3 000 emplois, c’est supprimer le chiffre 3 000 ; ce qui est à la portée de n’importe quel comptable et ne pèsera sur aucune conscience. Ce chiffre viendra s’ajouter à d’autres chiffres additionnant les chômeurs dans l’interminable décompte du chômage ; voire s’ajoutera au nombre vertigineux des Français vivant sous le seuil de pauvreté (selon l’Insee, plus de 8 millions vivent avec moins de 840 euros par mois et, parmi ces 8 millions, 2 ou 3 millions n’ont que 440 euros mensuels pour vivre).

Des chiffres, encore des chiffres, toujours des chiffres que l’on présentera parfois sous forme de pourcentages pour varier l’exhibition : 10 % de chômeurs en France, ou 8, ou 12, au fond peu importe puisque rien n’apparaît derrière la vitre opaque de ces chiffres faits pour occulter le réel. Ils tombent comme la grêle et fondent aussi vite dans les mémoires. 

Ce sont des chiffres encore qui sont mis en avant dans les commentaires des plans de licenciements. Perdre son emploi, c’est d’abord et avant tout perdre son salaire. Et cette perte de salaire fait – dans le meilleur des cas – perler quelques larmes de crocodile sur les joues de ceux qui en font l’annonce. Mais, aussitôt, se déploie en batterie la nomenclature des aides, soutiens, avances en tous genres qui limiteront cette perte ; et, chiffre contre chiffre, on conclura que si cette perte est dommageable, elle ne l’est pas autant que l’on pourrait le croire. 

Passez muscade ! chiffres à l’appui : inutile de s’appesantir. 

En revanche, nul ne veut chiffrer les dommages collatéraux de cette perte d’emploi. Dommages qui sont tout aussi cruels – peut-être plus ! – que la perte du salaire. Perte d’un savoir : que l’on soit ajusteur-outilleur, coloriste sur tissu, chaudronnier, secrétaire, conducteur d’engin, caissière, etc., quel que soit l’emploi qu’on occupe dans une entreprise, il faut un savoir professionnel. Un savoir qui n’est en rien inférieur au savoir universitaire. Perte de relations professionnelles : dans une entreprise, les collègues, la hiérarchie, le personnel en général, tissent un réseau important de relations qui disparaît avec la perte de l’emploi ; soudain, c’est le désert. Perte de son histoire : perte de l’histoire de chaque individu à l’intérieur de l’entreprise, mais aussi perte de l’histoire de l’entreprise dont chacun peut se sentir partie prenante, et peut-être même perte de l’histoire de l’entreprise dans l’histoire des entreprises. Ces pertes du savoir, des relations, de l’histoire, sont lourdes et il est facile de comprendre qu’elles puissent être ressenties comme une mort sociale et professionnelle. Une mort symbolique qui parfois, hélas, devient une mort réelle quand, après avoir été égaré dans des stages de formation qui ne forment à rien, des sessions de reconversion qui reconvertissent dans des métiers qui n’existent pas, le message adressé au chômeur par la société apparaît dans tout son cynisme, dans toute sa violence : ce que vous avez fait jusqu’alors ne compte pour rien ; ce que vous pourrez faire désormais ne nous concerne pas ; ce que vous deviendrez ne regarde que vous.

Il est douloureusement significatif de constater que c’est toujours deux ou trois ans après les grands conflits sociaux liés à des fermetures d’entreprises que se multiplient les suicides causés par la destruction des liens familiaux, la solitude, le désespoir d’être considéré uniquement comme une « variable d’ajustement » dans un bilan comptable. La négation de la personne, de son savoir, de son histoire – sa disparition sous un chiffre ! – pousse alors certains et certaines à se donner la mort. 

Dans un article de l’Observer en 1992, Alan Budd, l’économiste en chef de Margaret Thatcher se félicitait bruyamment de sa politique : « La hausse du chômage était un moyen particulièrement souhaitable d’affaiblir la classe ouvrière. Pour le dire en termes marxistes, on a alors fabriqué une crise du capitalisme, qui a recréé une armée de réserve de travailleurs et permis aux capitalistes de faire depuis lors des profits plus importants. » Le chômage est par excellence le bâton du monde patronal contre les salariés constamment menacés d’être renvoyés au néant de Pôle emploi. Or le chômage rapporte plus qu’il ne coûte ! Et deux chiffres sont toujours occultés : celui des profits qu’il génère et des morts qu’il provoque. 

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