Que pèse aujourd’hui la francophonie ?

L’Organisation internationale de la francophonie (OIF) revendique 274 millions de francophones, au sens élargi de personnes capables de s’exprimer en français. On compte dans son espace 54 États et gouvernements, 23 pays observateurs et 3 pays associés. Mais le français n’est langue officielle que dans 13 États dans le monde et co-officielle dans 18 autres (la Belgique, le Canada, la Suisse…). Sans avoir le statut de langue officielle, il est d’usage courant au Maroc, en Algérie, en Tunisie, au Liban, dans la principauté d’Andorre et en Moldavie – 6 pays où au moins 20 % de la population le parle. Par ailleurs, un examen plus fin montre que le Canada est représenté trois fois à l’OIF, avec le Québec et le Nouveau-Brunswick, et la Belgique deux fois, avec la Fédération Wallonie-Bruxelles. Autre curiosité, l’Algérie et Israël ne sont pas membres de l’OIF, à la différence du Qatar…

Au total, 212 millions d’humains peuvent parler français en usage quotidien, au foyer ou à l’école, ou encore dans la vie administrative, sociale ou culturelle ; les 62 millions de francophones restants ont simplement étudié cette langue. Le nombre de locuteurs francophones réels, en pratique quotidienne, s’élève lui à 130 millions.

Une poussée irrésistible du nombre des francophones à 750 millions en 2050 est régulièrement évoquée, sur la base du dynamisme démographique du continent africain. Ce chiffre magique ne sera pas atteint. En raison, d’abord, de la pratique légitime et croissante des langues régionales (peul, bambara, haoussa, swahili, lingala, amharique, arabe…). Moins de 30 % des Sénégalais, pays des agrégés de grammaire, et des Béninois, ancien « quartier latin » de l’Afrique de l’Ouest, parlent français. Ensuite, on note un déficit chronique d’enseignants et de structures d’apprentissage. Il y a dans le monde 125 millions d’individus qui apprennent le français : 49 millions l’étudient comme langue étrangère, tandis qu’il fait office de langue d’enseignement pour 76 millions d’élèves. Pourtant, avec 460 lycées et écoles, auxquels il faut ajouter le réseau des 850 Alliances françaises qui couvre 157 pays et le maillage des Instituts français, les institutions françaises ne peuvent s’adresser qu’à moins d’un million d’élèves. L’essentiel est ainsi assuré par les États. L’intérêt pour le français dépend donc de l’image et de l’attraction de la France, qui sont positives dans nombre de pays majeurs, à commencer par les États-Unis où on compte plus de 2 millions de francophones. 

L’usage du français a subi son recul le plus durable dans les institutions européennes à partir du moment où Paris n’a pas fait d’objection à la négociation en anglais de l’adhésion de pays candidats réputés francophiles – la Pologne, la Roumanie, la Bulgarie. La part des documents officiels rédigés en français est passée de 38 %, en 1996, à moins de 5 % en 2015. Quand les instances officielles affichent que 17 pays de l’Union sur 28 sont membres de l’OIF, elles masquent une réalité bien moins favorable. Un repli est également sensible dans les pays d’influence française historique. En Asie du Sud-Est (Vietnam, Laos et Cambodge), l’anglais progresse car c’est la seule langue de communication au sein de cette région en voie d’intégration. On ne compte plus que 630 000 locuteurs du français au Vietnam, pays de près de 100 millions d’habitants, et 410 000 au Cambodge où l’offre est insuffisante : ainsi, à l’École royale d’administration, les conférences sont désormais dispensées en anglais du fait du désengagement de l’ENA. Et outre-Atlantique, les nouvelles élites d’Amérique latine parlent anglo-américain alors que l’espagnol progresse aux États-Unis. 

En quoi est-ce un instrument d’influence ou de puissance ?

Prenons l’exemple du Brésil qui n’est ni membre de plein droit de l’OIF ni même observateur de cette organisation, mais dont la construction en tant qu’État s’est inspirée depuis la fin du xixe siècle de l’histoire française. En 2011, au terme d’une visite officielle dans ce pays, et alors que l’ambassadeur de France lui faisait remarquer que tous les entretiens qu’il avait eus avec la présidente de la République et les membres du gouvernement s’étaient déroulés en langue française, François Fillon, Premier ministre, n’eut d’autre commentaire que : « Ça, c’est bien une remarque d’ambassadeur ! » Autrement dit, rien n’est jamais acquis si les ambitions ne sont pas assumées ou déléguées à une seule institution.

Le domaine linguistique est un champ de force. Dans l’Atlas de l’influence française au xxie siècle que j’ai dirigé, Xavier North, ancien délégué général à la langue française, décrit le français comme une langue de contre-pouvoir face à la langue globale, une langue porteuse d’un modèle alternatif de diversité culturelle. Et Lionel Jospin, en 2000, a défini le français comme l’« autre » langue, celle qui exprime « la résistance à la standardisation culturelle, le refus de l’affadissement des identités, la liberté pour chacun de créer et de s’exprimer dans sa propre culture ». 

Telle est sa puissance : pratiqué dans 70 pays, présent sur 5 continents, le français s’est mondialisé. Il n’est pas enfermé dans un bassin de population, ce qui le place en position de langue de contact.

Quels en sont les principaux vecteurs ?

Une langue est influente si elle est disséminée, si les autres langues vont puiser dans son fonds (c’est au français qu’elles ont le plus emprunté, avant l’installation de l’anglais), si elle dit le droit (dans la tradition civiliste) et si elle parvient à produire des concepts (notamment au sein de l’Europe avec les « acquis communautaire » et la « subsidiarité »). La dimension culturelle est aussi fondamentale. Le nombre et la qualité des écrivains étrangers qui choisissent le français pour rédiger leur œuvre sont un signe éloquent : jadis Casanova, hier Beckett ou Julien Green, plus récemment le Tchèque Milan Kundera, le Grec Vassilis Alexakis, les Chinois Gao Xingjian et François Cheng, les hispanophones Jorge Semprun, Eduardo Manet ou Hector Bianciotti, le Russe Andreï Makine, la Bulgare Julia Kristeva, mais aussi Assia Djebar, Amin Maalouf, Tahar Ben Jelloun, Brina Svit, Pia Petersen, Agota Kristof, les Japonais Akira Mizubayashi et Aki Shimazaki, les lauréats du prix Goncourt Jonathan Littell, Atiq Rahimi, Boualem Sansal…

D’autres facteurs méritent d’être mentionnés. Une langue est influente si elle est traduite (le français est, avec l’allemand, la langue la plus traduite derrière l’anglais – 12 % des flux mondiaux) ; si elle reste associée à un art de vivre (attractif en Chine, en Russie, au Japon), à une culture (des livres pour la jeunesse, des bandes dessinées et un cinéma d’animation qui connaissent un succès international) et à une ouverture (celle des valeurs universelles) ; si elle reste une langue de communication (c’est le cas avec l’AFP, RFI, TV5 Monde) ; si elle est pratiquée dans des réseaux professionnels internationaux (par les édiles des mairies, les sociologues, les clubs d’affaires). Encore faut-il que les moyens alloués aux institutions de promotion de la langue ne soient pas affectés par la contrainte budgétaire – or la contribution de la France à l’OIF a baissé de 25 % en cinq ans. Encore faudrait-il que la France ne renonce pas à une attitude d’ouverture et d’hospitalité. 

 

Conversation avec LAURENT GREILSAMER

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