Vous êtes née à Haïti, vous avez vécu au Québec, vous travaillez aujourd’hui en France. Trois pays francophones dans votre parcours, qu’est-ce que cela vous a appris de l’influence de la langue française ?

Mon parcours est emblématique de ce qu’est la francophonie ! Je suis à la fois de cette francophonie du Sud et du Nord. Je suis née en Haïti et Haïti est un cas particulier. Là-bas, les mots résonnent, les mots ont un pouvoir. Liberté, Égalité, Fraternité… ces mots qui ont été prononcés au Jeu de paume, ici même en France, ont eu une résonance immense à la même époque jusque dans les plantations de Saint-Domingue. Je viens de là. Liberté, Égalité, Fraternité : mes ancêtres ont vraiment ressenti ces mots dans leur chair. Nous n’étions pas forcément invités au banquet révolutionnaire, ni à manger de ce pain-là, mais ces mots étaient pour nous aussi. De là vient une immense volonté d’affirmation, d’émancipation et d’affranchissement. Tout le combat pour l’abolition de l’esclavage se met en marche et Haïti proclame la première république noire de l’histoire. 

C’est dire combien les Lumières ont eu un effet incroyable et ont allumé d’autres lumières, d’autres feux qui s’étendront sur toutes les Amériques. Prenons Simón Bolívar (1783-1830), qui est vraiment le héros de l’Amérique latine. Quand il se réfugie dans la petite république d’Haïti, le président l’accueille : « Tu es arrivé à bon port. Avec nos maigres ressources, je m’engage à financer tes expéditions militaires à une condition : partout où tu iras, tu aboliras l’esclavage. » Quand je dis que la langue française possède une force de mobilisation considérable, c’est inscrit dans l’histoire. Le pouvoir des mots – c’est la thématique de la Journée mondiale de la francophonie cette année –, la force et la portée de la devise Liberté, Égalité, Fraternité ont permis de mener le combat pour en finir avec l’esclavage, ce système d’oppression et de domination économique.

À quel moment avez-vous quitté Haïti ?

À l’époque de François Duvalier, « Papa Doc », alors que la répression était la plus intense. J’avais 11 ans. Mon père a été arrêté, torturé. Beaucoup de familles ont été obligées de fuir. C’était : sauve qui peut ! Nous avons trouvé au Québec, province francophone, une terre de refuge, une vraie solidarité pour nous reconstruire. Cette langue en partage nous a permis de comprendre que nous n’étions pas seuls. Nous avions conscience des moyens mis en place par l’État mais aussi par les voisins qui nous tendaient la main. À chaque difficulté, il y avait toujours dix, vingt, trente associations pour nous permettre de franchir cette mauvaise passe. Je me souviens de la famille qui nous a accueillis, M. et Mme Côté. C’est cela aussi la francophonie. Le Canada s’est construit comme cela. 

C’est partant de ces deux mondes – Haïti et le Canada –, de ces deux expériences, que je vis aussi ce que représente la francophonie. Et quand je deviendrai plus tard gouverneure générale de ce pays et commandante en chef des armées, quand j’entreprendrai des visites d’État dans des pays africains, quand j’entendrai parler d’africanité globale, je me dirai : j’en suis !

Pouvez-vous définir cette notion d’africanité globale ?

Il s’agit de l’histoire, souvent tragique, tissée de notre expérience, de circonstances souvent très dures. Je pense à la traite des Noirs. Je fais partie de cette histoire. C’est à la sueur de notre front et avec notre sang que les Amériques se sont construites. C’est cela l’africanité globale. Et c’est ce qui fait aussi que je suis aujourd’hui secrétaire générale de la francophonie. Les chefs d’État africains qui ont soutenu ma candidature voulaient reconnaître l’africanité globale. Le continent africain reconnaît que nous, les descendants d’Africains, nous constituons aussi un apport fécond. C’est beau ! Nous sommes, comme je l’ai dit lors d’un voyage en Guinée, des fils et filles de Guinée. Ce ne sont pas des mots en l’air. En langue créole, en Haïti, nous nous présentons comme des « ti guiné ». Nous savons que nous venons d’Afrique et Haïti est le plus africain des pays d’Amérique. C’est vécu comme quelque chose de riche, très riche. C’est formidable de parcourir la francophonie comme cela, une francophonie présente sur les cinq continents. Une langue d’influence, dites-vous… Je dirais une langue de perspectives plurielles, de mobilisation !

De cette langue que vous avez parlée en Haïti, au Canada, en France, que vous parlez aujourd’hui dans le monde entier, diriez-vous que c’est la même ?

Quand vous me dites cela, j’ai envie de passer d’un accent à l’autre. C’est une langue qui change de cadence selon les lieux où on la parle ! En Haïti, on la vit comme une conquête. L’expérience a été brutale. On nous l’a enfoncée dans la gorge. On nous a humiliés dans cette langue, mais nous avons su renaître par et avec cette langue. C’est important ! Avec cette langue, nous pouvons parler au reste du monde, nous faisons partie d’une famille, d’un espace. Et de cette langue sont aussi nées d’autres langues. Je pense au créole. C’est une vraie langue de résistance, ce n’est pas du petit-nègre !

Résistance à quoi ?

Au déni d’humanité. À l’oppression. À cette façon dont nous avons été pendant quatre cents ans réduits au néant. Nous n’existions pas, nous étions des bêtes de somme. La stratégie était de ne pas avoir dans une même plantation des esclaves d’une seule ethnie. Pourquoi ? Parce que la langue a ce pouvoir de rassembler, de permettre de penser ensemble. Une langue, c’est une force. Dans ces plantations, pour renaître à nous-mêmes, il a fallu que nous nous forgions une langue commune. Le créole, c’est cela !

Une langue qui s’est éloignée du français.

Pas forcément. Le créole s’est nourri du français et de toutes les langues. Quand le maître était espagnol, elle se nourrissait de l’espagnol. Et en même temps, ce que vous percevez dans le créole, dans cette langue née dans l’espace plantationnaire, c’est une gestuelle, une syntaxe, une cadence que vous retrouvez en Afrique. C’est émouvant. C’est une pure création de résistance, comme le jazz.

Dites-vous plantationnaire comme on dit concentrationnaire ?

Oui, c’est la même chose. L’univers plantationnaire est un espace d’avilissement, de contraintes, où prévaut un déni total de droits. C’est un espace d’humiliation dont nous avons su nous affranchir avec l’aide de la langue française. Les mots du Jeu de paume, de l’abbé Grégoire, ont franchi les mers et dans ces mots, nous nous sommes sentis reconnus.

Le français parlé au Québec se distingue-t-il aussi par sa cadence ?

Vous savez, beaucoup de poètes québécois se reconnaissent dans les mots d’Aimé Césaire lorsqu’il dit : « Être Nègre, ce n’est une question ni de couleur ni de race, c’est une condition. » Ces poètes se sont proclamés « Nègres blancs d’Amérique ». Si vous me parlez de la langue au Québec… je dirai que c’est dans ma peau ! C’est bon en bouche ! C’est agréable… j’aime ça ! 

Quand je suis en Haïti, je parle le français avec un accent haïtien. Quand j’arrive au Canada, je change et c’est ben naturel ! Je parle cinq langues avec le même plaisir. Et dans cette maison de la francophonie, on se promène d’un accent à l’autre. C’est une richesse. J’adore quand les Français me disent : « Vous n’avez pas d’accent ! » Comme si on cherchait à me faire un compliment. Je leur réponds toujours : « Et pourtant j’entends le vôtre ! » Il y a des accents en France où il y a souvent une négation des accents… Les accents sont beaux. Il faut les célébrer !

Que pèse aujourd’hui la langue française, si diverse ?

Nous constituons une force qu’il ne faut pas sous-estimer. Premièrement, le français est avec l’anglais la seule langue à être parlée sur tous les continents. C’est un poids réel. Voilà ce que nous représentons comme espace. C’est une langue qui peut témoigner de tous les défis de l’humanité. Nous pouvons témoigner de l’état du monde. Je vous rappelle qu’il y a 274 millions de francophones et que 80 pays sont membres de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF). Ensuite, le français est la troisième langue des affaires après l’anglais et le mandarin. Qui dit affaires dit négociations entre peuples. À travers ces échanges circulent des valeurs, de la culture. C’est fondamental. Et puis la francophonie participe à la paix dans le monde. Nous constituons plus du tiers des pays représentés aux Nations unies. Dès lors qu’il y a une crise, nous disposons d’un réseau d’experts en médiation, en désarmement, en prévention et sortie de crises. Nous pouvons nous appuyer sur des juristes – juges et avocats – car dans le domaine du droit, notre patrimoine est loin d’être négligeable. 

Enfin, si vous vous projetez en 2050, les démographes prévoient que le français rejoindra l’anglais comme langue la plus parlée dans le monde du fait de la croissance démographique de l’Afrique francophone. C’est un défi pour nous car il faut permettre un plus grand accès à l’éducation dans ces pays. L’Institut de la francophonie pour l’éducation et la formation que nous venons de créer avec tous nos partenaires à Dakar rassemble toutes les expériences pédagogiques. Notre ambition est de former 100 000 professeurs, maîtres et cadres en français pour moderniser l’enseignement de notre langue.

Quelle ambition donnez-vous à la francophonie ?

À l’origine de la francophonie, vous avez le souci du rayonnement de la langue et de la culture françaises. Puis la déclaration de Bamako, en 2000, nous a ouverts à la question du renforcement de l’état de droit dans l’espace francophone. De là est née une réflexion plus aiguë sur les écarts de développement entre les populations. La feuille de route que m’ont donnée les chefs d’État qui m’ont élue fin 2014 en tient compte : au cœur de ma mission, la stratégie économique est fondamentale. La langue comme levier de développement. Nous sommes un espace composé de pays très développés et de pays en développement, ne l’oublions pas. Cette année, par exemple, nous accompagnons quatorze pays africains qui s’engagent dans un processus électoral. Nous offrons, dans ce moment extrêmement sensible, un accompagnement technique. Nous proposons des experts, des formateurs, nous rencontrons la classe politique, nous formons les journalistes pour assurer la fiabilité de l’élection.

Cela dépasse largement la francophonie.

Mais cela se passe en français ! Les experts viennent de tout l’espace francophone. C’est une francophonie moderne, agissante, qui apporte des solutions.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

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