Parler pourtant est autre chose, quelquefois,
que se couvrir d’un bouclier d’air ou de paille…
Quelquefois c’est comme en avril, aux premières tiédeurs,
quand chaque arbre se change en source, quand la nuit
semble ruisseler de voix comme une grotte
(à croire qu’il y a mieux à faire dans l’obscurité
des frais feuillages que dormir),
cela monte de vous comme une sorte de bonheur,
comme s’il le fallait, qu’il fallût dépenser
un excès de vigueur, et rendre largement à l’air
l’ivresse d’avoir bu au verre fragile de l’aube.

Parler ainsi, ce qui eut nom chanter jadis
et que l’on ose à peine maintenant,
est-ce mensonge, illusion ? Pourtant, c’est par les yeux ouverts
que se nourrit cette parole, comme l’arbre
par ses feuilles.
       Tout ce qu’on voit,
tout ce qu’on aura vu depuis l’enfance,
précipité au fond de nous, brassé, peut-être déformé
ou bientôt oublié – le convoi du petit garçon
de l’école au cimetière, sous la pluie ;
une très vieille dame en noir, assise
à la haute fenêtre d’où elle surveille
l’échoppe du sellier ; un chien jaune appelé Pyrame
dans le jardin où un mur d’espaliers
répercute l’écho d’une fête de fusils :
fragments, débris d’années


tout cela qui remonte en paroles, tellement
allégé, affiné qu’on imagine
à sa suite guéer même la mort…

 

Extrait de Parler, dans À la lumière d’hiver, 1977 © Éditions Gallimard

 

Certains poètes se méfient de ce qui brille. Quand on la frotte trop fort, la langue fait des étincelles sans plus éclairer le réel : de merveilleuses images qui ne servent à rien. Philippe Jaccottet leur préfère le récit limpide de ses hésitations. Il essaie de rendre compte sur la page de certaines émotions, quand il lui semble toucher le mystère dans le quotidien. Au crépuscule, par exemple, de la joie particulière qui naît des mélanges de la lumière et de l’ombre. Ou du secours que procure « l’apparition de la neige à la crête d’une montagne ». Bien sûr que l’écriture ne vainc pas la mort ; mais Philippe Jaccottet étudie aussi l’illusion qu’elle nous donne parfois de lui échapper. Comme dans les vers ci-dessus, extraits d’un ensemble de huit poèmes intitulé Parler, paru en 1974, et dont les rares adjectifs témoignent d’une esthétique de la fraîcheur, de la fragilité et de l’ouverture. Cela fait alors plus de vingt ans que le poète vit à Grignan et qu’une nature provençale peuple ses écrits de vaudois, sans qu’il faille circonscrire son œuvre à un espace précis, fût-ce la Drôme ou sa Suisse natale. Disons-le autrement : si les poèmes de Philippe Jaccottet composent un verger, ce n’est pas par une hauteur souveraine, mais en tant que flux des racines aux branches, puis des branches aux feuilles et aux fruits. Traducteur, entre autres, d’Hölderlin, de Rilke et de Musil, mais aussi d’Homère et de Leopardi, Philippe Jaccottet dialogue avec les cultures germanique et méditerranéenne. Son expérience et son exigence sont intimes ; la portée de ses textes, universelle. 

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !