Deux événements récents semblent attester la redoutable puissance collective des réseaux sociaux : la grâce partielle accordée à Jacqueline Sauvage par le président de la République, le 31 janvier dernier, et le récent report de l’examen en Conseil des ministres du projet de réforme du Code du travail. Les deux affaires n’ont évidemment rien de commun sur le fond, mais le procédé est identique : l’utilisation de Facebook et de Twitter pour appeler à signer une pétition en ligne et faire pression sur le pouvoir. La réussite de la première pétition (qui avait recueilli plus de 400 000 paraphes) n’est d’ailleurs sans doute pas étrangère à l’initiative de la seconde qui, au bout d’une semaine, rassemblait déjà 750 000 signatures. Doit-on en conclure que les réseaux sociaux sont devenus les nouveaux espaces du contre-pouvoir, marginalisant les médias classiques, effaçant les corps intermédiaires, renvoyant au passé les formes de mobilisation héritées du xixe siècle ? Pas si simple.

Les réseaux sociaux sont d’abord des outils caractérisés par l’immédiateté et par la viralité, propre à souder des communautés. S’ils sont des espaces citoyens au sens où tout le monde peut s’y exprimer, chacun n’y a pas la même influence. Comme dans la société, émergent des leaders d’opinion reconnus ici par la masse de leurs « amis » ou de leurs « followers ». Par ailleurs, s’ils peuvent être des espaces de contre--discours, ils n’en ont ni le monopole ni l’antériorité. Les cybermilitants sont nés avant la vague Facebook et Twitter. Qu’on se souvienne de la campagne de 2005 sur le référendum constitutionnel européen. Alors que la plupart des médias audiovisuels et écrits se montraient favorables au « oui », c’est par les blogs – individuels, associatifs, syndicaux ou partidaires – et les forums de discussion que la mobilisation pour le « non » s’était d’abord construite. Par sa page personnelle destinée à réunir les arguments défavorables au projet de traité constitutionnel, Étienne Chouard, enseignant en lycée, s’était distingué au point que Dominique Strauss-Kahn lui avait répondu pour démonter son raisonnement et qu’Ariane Chemin avait consacré au « Don Quichotte du non » (sic) un long article dans Le Monde (12 mai 2005). 

Ensuite, les réseaux sociaux demeurent une source marginale d’information pour les citoyens. Selon le dernier baromètre TNS Sofres sur la confiance des Français dans les médias (janvier 2016), seuls 3 % d’entre eux en font usage pour approfondir l’actualité, la plupart préférant les chaînes généralistes (59 %), les chaînes d’information continue (44 %), la radio (25 %) ou les sites d’information (15 %).

Enfin, les réseaux sociaux correspondent mal à la définition d’un espace public où la finalité du débat reste l’élaboration d’une position commune. La construction des communautés tend à fractionner et à compartimenter, l’argument limité à 140 caractères verse souvent dans l’invective, et le flou des identités fausse l’échange entre égaux, propre au débat démocratique. Les réseaux sociaux, s’ils cultivent l’échange d’informations, sont d’abord les lieux où s’expriment les avis et plus encore les émotions. En les manifestant individuellement, on cherche à les partager ; en les partageant, on communie avec ses semblables. Et face à l’injustice, on se demande comment agir.

Le cas de la pétition demandant la libération de Jacqueline Sauvage est ici significatif. L’identification à une femme victime de violences conjugales pendant quarante-sept ans et pourtant condamnée à dix ans de prison ferme a joué à plein dans la mobilisation lancée par des militantes associatives, Karine Plassard, Véronique Guégano et Carole Arribat. On aurait tort de croire cependant qu’un simple appel sur les réseaux sociaux a, du jour au lendemain, permis de réunir 436 000 signatures. Le 10 décembre 2015, la pétition n’en comptait que 60 000. Deux jours plus tard, seules quelques dizaines de personnes manifestaient à Paris, place de la République. Deux choses ont finalement pesé de manière décisive : d’abord le relais des associations féministes et de personnalités du monde du spectacle (comme Éva Darlan ou Anny Duperey), ensuite l’écho donné à l’affaire par la presse écrite et les médias audiovisuels. Bref, si les réseaux sociaux ont servi d’amorce, l’action militante et le travail de lobbying ont été déterminants, au point d’emporter l’adhésion des politiques, de gauche comme de droite, de François Fillon à Anne Hidalgo.

La forme même des mobilisations récentes par les réseaux sociaux n’est pas aussi originale qu’on pourrait le penser. Ne soyons pas aveuglés non plus par l’effet des nouvelles technologies sur leur rapidité. À cet égard, l’histoire nous éclaire. En mai 1850, la IIe République avait promulgué une loi ôtant le droit de vote à près de 3 millions d’électeurs. Les journaux républicains avaient aussitôt publié une « pétition-affiche » de protestation, reproduite et relayée dans toute la France. On signait aux sièges des journaux, dans les cabarets, sur les marchés, à la sortie des ateliers ou des églises. En seulement trois semaines, la pétition avait recueilli plus de 500 000 paraphes. Bref, ce qui compte, ce n’est pas l’outil, mais le degré de sensibilisation et d’adhésion de la population. De ce point de vue, l’impact de la pétition favorable à la réforme du Code du travail, lancée aussi sur les réseaux sociaux, est édifiant : seulement 10 000 signatures au bout d’une semaine !

Ce qui frappe aussi, c’est la faible autonomie des réseaux sociaux. Ils dépendent largement des grands médias, à la fois pour l’information qu’ils relaient et pour l’écho donné aux avis qu’ils expriment et aux initiatives qu’ils promeuvent. Les journalistes sont des animateurs actifs des réseaux sociaux. Ils en sont aussi des observateurs attentifs, suivant les leaders d’opinion, scrutant les « tendances », contribuant au « buzz » par leurs reprises. Ainsi, pour peser dans l’espace public, ces médias sans médiateurs ont besoin des médiateurs professionnels. Par ailleurs, les communautés ne sont pas assez organisées pour se passer des groupes intermédiaires, syndicats ou associations, qui restent aujourd’hui indispensables pour transformer la signature individuelle d’une pétition en action collective, a fortiori prolongée.

Au fond, la force des réseaux sociaux est d’abord leur puissance symbolique. On leur accorde une influence d’autant plus démesurée qu’ils sont imprévisibles et peuvent brusquement se transformer en accélérateurs de particules. C’est pourquoi les pouvoirs les redoutent et cherchent à s’y insérer. Mais, comme les médias qui les ont précédés, ils ne sont pas l’opinion, même pas son reflet, car, par nature, ils ne constituent pas un tout. Sans doute certaines expressions, comme les pétitions évoquées, leur donnent-elles les allures d’un contre-pouvoir. Mais encore faut-il que les mobilisations virtuelles se traduisent dans l’espace réel. C’est la condition pour que le pétitionnaire se transforme en acteur actif de la Cité. 

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