Ils sont devenus l’alpha et l’oméga de l’analyse politique et le carburant de la démocratie d’opinion : il ne se passe plus une journée sans que ne tombent le verdict des sondages et leur cortège de commentaires définitifs. Tout, à présent, est passé au crible de ces enquêtes qui valident ou invalident l’action gouvernementale, récompensent ou pénalisent les acteurs de la vie publique, pronostiquent les résultats électoraux. Rien n’échappe à la vigilance de ces instituts qui donnent, en temps réel, la température du pays et livrent aux journalistes une donnée chiffrée qui leur permet de se parer des plumes de l’objectivité. Le sondage dicte l’information et devient le métronome de la partition éditoriale.

En janvier 1973, dans un article tonitruant publié par la revue Les Temps modernes, Pierre Bourdieu avait rendu ce jugement sans appel : « L’opinion publique n’existe pas. » Nul n’est prophète en son pays. La défaite de Bourdieu est à présent totale dans le monde de l’information. Comme il le redoutait, nous vivons dans un monde où l’enquête d’opinion impose une problématique et produit par agrégation statistique un point de vue dominant claironné en boucle par tous les médias. En vérité, ce n’est pas la technique des sondages qui est en cause, mais leur usage et ce postulat : sur tous les problèmes, il y a un consensus implicite.

Cette mécanique-là fait l’affaire des journalistes : elle permet des effets d’annonce, elle répond aux lois de l’instantanéité qui règnent désormais dans l’information, elle fournit enfin une opinion chiffrée simple et difficile à contester. Quand les chiffres ont parlé, il faut s’incliner. Ce diktat du nombre et de l’instant cache, en vérité, une paresse intellectuelle. Il permet d’éluder un travail de réflexion sur les mouvements profonds de la société. 

L’opinion existe mais pas telle que les sondages nous la décrivent. Elle est protéiforme. Pour en appréhender les tendances lourdes, il convient donc d’analyser les sondages sur la longue durée mais aussi d’explorer les ressorts multiples de la vie politique. Faute d’agir ainsi, les journalistes s’égarent, sondages à l’appui, dans tous leurs pronostics préélectoraux : en 1980, ils annonçaient Rocard président ; en 1987, Raymond Barre ; en 1994, Édouard Balladur ; en mars 2001, ils plaçaient Jospin et Chirac à égalité ; en mars 2011, ils nous promettaient DSK ! « L’opinion » est devenue une séductrice qui anesthésie la pensée.  

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