Les Français se sont emparés de l’idée d’une élection primaire pour désigner les candidats à l’élection présidentielle en 2006. Il s’agissait d’abord de choisir le candidat (en l’occurrence la candidate) du Parti socialiste, qui se trouvait à ce moment-là sans leader naturel à la suite de l’échec inopiné, « historique », de Lionel Jospin en 2002. À droite, la mainmise de Nicolas Sarkozy sur l’UMP faisait de la primaire organisée en janvier 2007 un sacre du seul candidat resté en lice, mais à gauche on cherchait une véritable légitimation par les urnes pour le candidat de l’opposition. La présidence de la Ve République – ce qu’on a pu appeler une monarchie républicaine – semblait requérir un personnage hors norme. Une primaire à l’américaine se présentait donc comme un outil idéal pour hisser un homme ou une femme politique au-dessus du commun des mortels à cette magistrature suprême taillée sur mesure pour le général de Gaulle.

Mais cette conception de l’élection primaire procédait d’une certaine méconnaissance et incompréhension du rituel quadriennal américain. Le système des primaires tel qu’on le voit aujourd’hui n’a pas toujours existé aux États-Unis. La désignation des candidats à la présidence fut longtemps dominée par les élites des partis politiques qui concentraient entre leurs mains les avantages et faveurs du pouvoir. Les primaires servaient tout au plus à désigner les délégués à la convention nationale de chaque parti. Mais une fois arrivés à la convention, ces délégués restaient libres de leur choix, donc sujets aux pressions et flatteries. Les délégations de chaque État votaient le plus souvent en bloc pour le candidat préféré de leur chef, qui pouvait donc faire valoir ce poids électoral dans les négociations qui se déroulaient en coulisse (ou plus exactement dans les smoke-filled rooms, les salles enfumées des cigares omniprésents, selon l’expression consacrée). Ce maquignonnage pouvait s’étaler sur plusieurs jours. À l’évidence, dans un tel système, il ne faut pas confondre élection primaire et démocratie directe. Les maîtres de ce jeu, comme Mark Hanna (1837-1904), riche industriel, sénateur de l’État d’Ohio, et grand cacique du Parti républicain, devenaient de véritables faiseurs de roi.

Tout cela a basculé dans les années 1960, au plus fort de la contestation de la guerre du Vietnam. Le sénateur Eugene McCarthy est parti en campagne en 1968 contre le président sortant Lyndon -Johnson et a failli le battre dans l’élection primaire du petit État du New Hampshire. Après de nombreuses péripéties, le président s’est finalement retiré de la course. Ce résultat étonnant a accrédité l’idée que la base d’un parti pouvait fort bien imposer son choix à travers des élections primaires. De fil en aiguille, une insurrection interne réussit à changer les règles de la convention démocrate de façon à faciliter la victoire de candidats outsiders (George McGovern en 1972, Jimmy Carter en 1976).

Mais le système a encore basculé depuis. D’une part, les médias se sont emparés du processus des primaires pour profiter de la mise en scène d’un spectacle éminemment télévisuel : débats en série où la participation et les règles sont décidées par les chaînes de télévision, pléthore de petites phrases, insultes percutantes, et bourdes ahurissantes à faire passer en boucle sur le petit écran, etc. D’autre part, la séquence des primaires a très souvent pesé sur le choix final de manière peu démocratique, voire peu rationnel. Ainsi, le petit État de l’Iowa, moins peuplé que la seule ville de Los Angeles, dispose d’un poids disproportionné à cause de sa position de « première primaire de la nation », dont il est très jaloux. En Iowa on participe non pas à une élection mais à un caucus, une sorte de débat citoyen qui peut durer quelques heures. Par conséquent, le taux de participation est très bas (à peine 16 % en 2016). Pire, la composition de la population est peu représentative de la diversité de la population américaine. On peut dire la même chose du New Hampshire, où l’élection primaire suit de près les caucus d’Iowa. Toujours est-il que les commentaires sur les résultats du vote dans ces deux États atypiques infléchissent de façon parfois décisive le déroulement du reste du processus. 

Les élections primaires françaises, mêmes si elles s’inspirent en quelque sorte du système américain, sont au fond très différentes. Première différence de taille, ces scrutins ne sont pas échelonnés dans le temps et ils ne privilégient aucune région par rapport aux autres. Pour y participer, il faut s’acquitter d’une obole auprès du parti organisateur alors qu’en Amérique il suffit de s’inscrire comme électeur, ce qui ne coûte rien. Seconde différence non négligeable, la médiatisation du processus et les dépenses engagées sont nettement moins développées en France et davantage contrôlées par l’État. Du coup, le processus des primaires est en principe moins vulnérable aux pressions des riches donateurs et aux manipulations des chaînes privées.

Il reste à voir si, comme le préconisent un certain nombre d’intellectuels et personnalités politiques français, une primaire de « toute la gauche » sera organisée hors du cadre du seul Parti socialiste. Ce serait une véritable innovation, aux conséquences imprévisibles. À titre d’exemple, Bernie Sanders, le challenger d’Hillary Clinton pour la nomination du Parti démocrate, vient d’en dehors du parti.

Enfin, ce qui distingue l’année 2016 – tant en France qu’aux États-Unis –, c’est que les primaires ont de fortes chances de déterminer le résultat de l’élection présidentielle. Or le candidat plébiscité par les militants de chaque parti ne sera pas forcément le candidat le mieux placé pour l’emporter in fine dans le cadre d’une élection présidentielle où la participation est beaucoup plus large. 

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