Sommes-nous confrontés à une crise agricole comme nous en avons beaucoup connu ou à une crise majeure ?

Nous vivons une grave crise qui se détache nettement de ce que nous avons déjà vécu. Une crise dont je ne vois pas, dont personne ne voit du reste, comment nous allons l’arrêter. Il n’y a plus d’outils pour y mettre un terme au niveau français et européen. Il s’agit d’ailleurs d’une crise qui en recouvre d’autres : la crise du secteur laitier, la crise porcine, etc. C’est une crise de la dérégulation et du mode de développement. Ce qui est sûr, c’est que nous touchons aux limites d’un système et sommes acculés dans une impasse. Une intervention forte de l’État est nécessaire et une action au niveau européen.

Vous évoquez une crise du mode -de -développement. Que voulez-vous dire ? 

La plupart des exploitations sont de plus en plus endettées. On peut noter d’ailleurs que ce sont les grosses exploitations qui sont le plus endettées. C’est une crise du développement. L’intensité de la mobilisation de capital en construction de bâtiments, en matériel agricole et en engrais vient en porte-à-faux avec une chute des prix sans précédent. Tous les efforts des exploitants sont à la merci de prix erratiques, en yo-yo, qui dépendent seulement de 5 à 10 % de la production mondiale. Au fond, le monde agricole vit en première ligne les limites de la dérégulation. Les prix du lait sont en chute libre depuis deux ans ! Les prix garantis ont progressivement été levés à partir de 2006-2008 et les quotas laitiers qui plafonnaient les volumes de production ont été supprimés. 

Or ce système permettait d’éviter une concurrence débridée où chacun essaie de prendre les parts de marché du voisin. C’est pourquoi, depuis des siècles, de très fortes politiques agricoles ont toujours été mises en place. C’est pour la même raison que l’Europe s’est construite autour de la politique agricole commune (PAC). Par définition, le secteur agricole doit être protégé. L’un des objectifs déclarés du traité de Rome était bien de stabiliser les marchés agricoles pour empêcher une catastrophe. Nous y sommes.

Comment en sommes-nous arrivés là ?

La France a connu une phase de « modernisation » au cours de laquelle les emplois agricoles sont passés de 30 % en 1945 à 3 % aujourd’hui. Mais cette concentration s’est jouée autour du modèle de l’exploitation familiale. Le paysage a bien changé, à tous points de vue. Désormais, il existe des entreprises de travaux agricoles auxquelles les exploitations ont de plus en plus recours. Ces sociétés mettent à disposition des salariés, des intérimaires pour le labour, etc. Sur les 751 000 équivalents emplois à temps plein dans ce secteur, vous avez aujourd’hui 210 000 salariés.

Depuis les années 2000, nous assistons à une accélération de cette restructuration qui fragilise nettement l’exploitation familiale au profit d’une exploitation patronale. On s’achemine lentement mais inexorablement vers ce modèle. Le cas de la ferme-usine des mille vaches, en -Picardie, est saisissant même s’il reste marginal : c’est l’entreprise de BTP Ramery qui détient le capital. 

Ce modèle productiviste s’est-il imposé hors de France ?

Dans certaines régions des États-Unis ou de pays comme l’Allemagne, le -Danemark, oui. La moitié de la production laitière américaine vient de fermes qui concentrent bien plus de mille vaches. Ces entrepreneurs s’installent dans des régions à très faible densité démographique pour éviter toute contestation. La pression sur la qualité des eaux est moindre… On y construit des fermes de dix mille vaches. Ce sont des fermes-usines qui ne répondent pas aux normes auxquelles nous nous astreignons. 

Pourquoi se crispe-t-on autant autour de la Ferme des mille vaches ?

Pour les paysans, ce qui fait clash, c’est le fait que l’investisseur principal n’est pas issu du monde agricole. On assiste dans ce secteur à une dissociation entre le travailleur et le détenteur de fonds. On met le pied dans une agriculture capitaliste. Ensuite, ce type d’exploitation privilégie la stabulation et exclut le pâturage. Et puis une telle concentration de bétail pose des questions sanitaires d’où l’utilisation sans doute plus importante de vaccins, d’antibiotiques. En outre, les effluents d’élevage sont recyclés dans un méthaniseur pour produire de l’électricité achetée à un prix fixé au-dessus du marché ! Il faut bien voir que l’objectif de ces fermes, c’est le méthaniseur ! C’est lui qui apporte la plus-value. C’est un modèle dont manifestement les citoyens ne veulent pas en France et ailleurs !

Quels sont les facteurs de crise autres que la dérégulation ?

La non-harmonisation des règles fiscales et sociales au sein de l’Union européenne. Un seul exemple : la France et l’Allemagne produisent le porc au même coût. Mais au niveau de la transformation, tout change. D’abord, les Allemands ont concentré en modernisant et en supprimant des emplois. Veut-on faire la même chose ? Et surtout, ils emploieraient un tiers de travailleurs détachés venus des pays de l’Est payés à bas prix (on applique les cotisations sociales du pays d’origine). Il s’agit d’une concurrence frontale.

Il existe un autre facteur : la répartition de la valeur ajoutée au sein de la filière qui va du producteur au consommateur. C’est un point clé. Vous avez 80 000 producteurs laitiers en France, cinq industriels de la transformation qui font l’essentiel de la collecte, quatre centrales d’achat et, finalement, 66 millions de consommateurs. Les transformateurs sont maîtres du jeu si l’État ne fixe pas de cadre… Le producteur laitier est obligé d’accepter les conditions du collecteur de sa région. Il n’y a pas de concurrence.

Face au modèle productiviste qui se -profile, existe-t-il un modèle alternatif ?

De mon point de vue, l’agriculture « autonome », « économe », est une réponse. Il faut abandonner l’idée de produire toujours plus par unité de surface. Arrêter de vouloir exporter du volume et privilégier l’export sur une valeur ajoutée. Et surtout relocaliser des activités de qualité. Il s’agit donc de produire avec une sécurité alimentaire rigoureuse des protéines végétales comme le soja que nous importons actuellement massivement pour nourrir le bétail. Le soja est le premier poste de produits agricoles importés en Europe avec les produits tropicaux. Enfin, il faut un grand plan favorisant une restauration collective de qualité, bio, notamment pour les enfants dans les cantines. Cela suppose un effort du contribuable, une confrontation avec des intérêts puissants comme ceux de la Sodexo et une révision du droit de la concurrence européen. Une alimentation saine et de qualité est à ce prix. 

Ce modèle n’est-il pas un repli ?

La meilleure chose pour assurer le développement des pays du Sud est de leur permettre de produire par eux-mêmes. Notre vocation est de les aider à renforcer leur agriculture, pas de nourrir le monde. Aujourd’hui, il y a deux enjeux pour nous : l’humain d’abord. Nous perdons 20 000 emplois par an dans ce secteur depuis vingt ans. Voulons-nous continuer à ce rythme ? Pour moi, une agriculture moderne n’alimente pas le chômage. Ensuite l’enjeu environnemental : il faut moins de pression sur les ressources naturelles. Par exemple, le taux de nitrates dans les eaux est préoccupant, en France comme dans d’autres pays européens – les Pays-Bas qui bénéficient d’une exemption autorisée par l’Union européenne, l’Irlande aussi.

Aujourd’hui, l’entièreté du revenu agricole est composée d’aides directes. Si vous enlevez ces aides, vous avez un revenu agricole national égal à zéro ! Nous exportons des produits soi-disant sans dumping. Mais de facto les agriculteurs européens ne pourraient jamais exporter aux prix pratiqués sans ces aides. C’est un système faussé que les pays du Sud contestent de plus en plus.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

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