« Alors je me suis dit que ça ne servait ­vraiment à rien de voter pour quelqu’un. »

Dans la théière, Boubacar mettait la dose, il aime le thé fort, l’amertume est aussi très efficace pour ne jamais dormir.

« Pourquoi ? »

Oh ! Comme il sait prendre l’air innocent pour me faire parler ! Et toujours, j’enchaîne.

« Tu as vu ? On veut déchoir ceux qui ne méritent pas d’être français. Mais seulement ceux qui doivent mériter de l’être, pas ceux qui en héritent. Prime aux héritiers ! Les autres : des preuves ! Tu y crois ? »

Il écrasa les feuilles de menthe, l’eau commençait à frémir. Moi aussi, quand je parle de ça.

« Et le pire, c’est qu’on dit que c’est une idée d’extrême droite, et qu’il serait dangereux de la leur laisser, alors on l’adopte. Mais ça sert à quoi de voter pour quelqu’un, s’il peut adopter les idées de celui pour qui on n’a pas voté ? Tout change, si une énormité de droite est dite à gauche ? »

Il m’encourageait de petits hochements de tête, alors je continuais, bien sûr.

« Et pour couronner le tout, notre homme fort, celui qui a des crampes aux mâchoires à force de les serrer, affirme qu’il n’est pas question de comprendre, parce que comprendre c’est déjà excuser. Pas d’excuse ! Paf ! De l’action ! Vlan ! Quelle action, contre qui ? Poser la question c’est déjà être suspect. Voilà où on en est : confus, hurlants, figés.

« L’excuse, c’est la théorie imbécile qui prétend que savoir c’est excuser, que réfléchir c’est déjà fléchir. Alors notre homme fort dit bien le mot, pour qu’on voie bien qu’il ne pense pas, qu’on n’aille pas l’accuser de mollesse. La fermeté c’est son argument, il montre les muscles de ses mâchoires. Pour lui c’est tactique, pour moi c’est un naufrage intellectuel, et donc politique, et donc humain.

– Rien que ça ?

– Au moins. »

Boubacar versa l’eau chaude.

« Ce qui craint avec la démocratie, dit-il, c’est que les lois sont faites par des gens. »

Il se tut. Avec Boubacar je ne sais jamais, quand il fait une pause avec un sourire qui illumine son visage sombre, s’il me laisse gentiment du temps pour comprendre, ou s’il se fout de moi, tout aussi gentiment.

« Tu crois qu’on peut faire confiance aux gens ? Les gens sont ignorants et faibles. Nous les premiers. La vérité ­n’appartient qu’à Dieu. »

Il reprit la théière, noya les feuilles de menthe d’un jet brûlant, elles frétillèrent et remontèrent à la surface. Ce n’est pas qu’il soit un sage, pensez donc, il est prof de français dans le même collège où je suis prof de maths, mais il est vraiment meilleur acteur que moi.

« Et comment on la connaît, alors ? »

Du pouce par-dessus son épaule, il désigna l’oncle Omar sur le canapé. Une petite calotte brodée couvrait ses cheveux blancs, sa belle tête ridée était détendue par le sommeil et vibrait à ses légers ronflements. Une petite callosité marquait son front.

« Il la connaît par cœur », souffla Boubacar.

Après le thé nous sommes allés à la réunion publique. La promesse avait quand même été à moitié tenue : on avait consulté les habitants. Cela avait tardé, puis un local avait été ouvert, une accorte hôtesse employée, et le projet gagnant exposé. Les habitants furent invités à écrire sur un petit formulaire ce qu’ils pensaient du choix d’aménagement. L’accorte hôtesse, souriante, rassemblait les formulaires et les plaçait dans une urne fermée.

Dans la salle, il y avait le premier adjoint, l’architecte, le responsable des services techniques, et deux cents personnes pour trente chaises, les autres debout, serrés, furieux.

 « On se fout de nous », hurlaient les frères Bouzid, les bouchers, et ils voulaient dire autant eux trois que toute la salle. « Consultation ! » cria le docteur Da Silva, d’habitude toujours très calme. « Ce projet est nul ! – Je ne peux pas vous laisser dire ça ! – Aucune demande n’a été prise en compte ! – La plupart sont techniquement impossibles ! – Comment ? – Techniquement ! » Ça partait dans tous les sens, avec Boubacar on se demandait lequel allait se lever et dire quelque chose, quand la tête de l’oncle Omar apparut au-dessus de la foule. On s’écarta, le brouhaha décrut, il fut seul entre les chaises et l’estrade. Il tapa de sa canne par terre, et il y eut un silence miraculeux. Oncle Omar est encore meilleur acteur que son neveu, ses gestes sonnent toujours juste.

« Le problème, en France, c’est que personne ne veut discuter. Ni vous – il désigna chacun des trois devant leur micro – ni vous – et de sa canne il montra toute la foule.

« Ici, c’était pour parler. Alors pourquoi on préfère se battre ? Quand le chantier sera fini, nous devrons habiter là. »

L’architecte était blême, les services voulurent répondre sèchement, mais le premier adjoint eut la réaction qu’il fallait.

 « Monsieur, vous avez parfaitement raison », dit-il d’un ton calme.

Et on parla enfin. Cela dura un peu longtemps, mais à la fin ce fut plus habitable.

Nous raccompagnâmes l’oncle Omar.

« C’est bien ce que vous avez dit.

– Oui, l’homme vivant n’est pas muet.

– C’est ça la vérité ?

– C’est tout son principe, mon fils. Boubacar, tu veux bien nous faire encore du thé ? » 

 

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