Quand, voici des années, étudiant ce qui se passait à la bourse aux grains de Chicago,
Je compris soudain de quelle façon ils géraient toutes les céréales du monde –
Et en même temps ne pus le comprendre et laissai tomber mon livre –,
Alors je sus aussitôt et me dis : 
Te voilà dans une méchante affaire.

Je n’éprouvais nulle amertume, et ce n’était 
Pas l’injustice qui m’effrayait là-dedans.
J’étais tout plein d’une seule idée : ce n’est pas possible qu’ils continuent comme ça.

Tous ces gens-là, je le voyais, vivaient du tort
Qu’ils faisaient, pas du tout de leur utilité.
C’était une situation, je le voyais,
Qui ne pouvait se perpétuer qu’à coups de crimes,
Parce que trop mauvaise pour le plus grand nombre.
C’est ainsi que toute conquête
De la raison, toute invention, ou découverte,
Ne peut qu’accroître un peu la misère.

Je faisais ces réflexions et d’autres encore
Sans colère ni plaintes, en fermant le livre
Décrivant le marché aux grains et la bourse de Chicago.

Je me préparais là
Beaucoup de peine et de tourment.

 

Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary
Extrait de Manuel pour habitants des villes
© L’Arche Éditeur Paris 2006

 

L’œuvre de Bertolt Brecht se soucie du réel, et de la morale. Le poète et dramaturge est le théoricien d’une révolution théâtrale. En changeant les rapports de la scène et de la salle, il met à mal les possibilités d’identification. Finie la catharsis ! L’attention du spectateur est désormais disponible pour une réflexion critique. Un processus de distanciation auquel ne semble pas obéir le poème ci-dessus, rédigé en 1935, alors que son auteur a fui l’Allemagne nazie. Le je y paraît autobiographique : l’expérience racontée ­rappelle les recherches de Brecht pour la pièce inachevée Joe Fleischhacker. C’était en 1926, avant qu’il n’approfondisse sa connaissance du marxisme. Voici l’histoire d’une prise de conscience que les mots « nulle amertume », « pas l’injustice », « sans colère ni plaintes » parent d’une objectivité tout économique. Un champ lexical qui s’oppose à la violence des termes « crime » et « misère » et surtout aux derniers vers « Je me préparais là / Beaucoup de peine et de tourment ». Car c’est bien d’indignation et de combat qu’il s’agit plutôt que d’une analyse prétendument indifférente. Les scientifiques eux-mêmes ne peuvent échapper à l’arène où les hommes souffrent. Dans l’ultérieure La Vie de Galilée, Brecht fera dire au savant qui s’est désavoué : « Quand des hommes de science intimidés par des hommes de pouvoir égoïstes se contentent d’amasser le savoir pour le savoir, la science peut s’en trouver mutilée. » On sait combien de malheurs ont eu pour prétexte le bonheur de tous. Mais posons-nous la question : pour qui et pour quoi travaillons-nous ? 

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