En 1970 nous sont arrivés deux messages nous avertissant de deux menaces provoquées par les développements techno-économiques de la civilisation occidentale.

Le premier message nous prévenait de la dégradation de la biosphère dans ses régulations et sa biodiversité, polluant également nos champs, nos villes, nos consommations. Nous étions amenés à découvrir une crise de la vie dans son ensemble en même temps qu’une crise de notre vivre humain. Bien que provoquée par notre civilisation, cette dégradation de la biosphère nous semblait extérieure, comme si notre nature était séparée de la Nature. Mais le second message, énoncé par Ivan Illich (1926-2002), montrait que c’était à l’intérieur du développement techno-économique que nos vies se dégradaient.

La prise de conscience écologique fut très lente jusqu’à ce que de nombreuses catastrophes, dont celle touchant le réacteur nucléaire de Tchernobyl en 1986, puis le réchauffement climatique, alertent une partie du monde politique, encore que les conférences internationales n’ont pour l’instant abouti à aucune décision efficace. 

En revanche, la dégradation de la qualité de la vie par l’asservissement croissant de nos existences au calcul et au profit, à la bureaucratisation, à la mécanisation et à la chronométrisation de nos existences, n’était pas perçue dans ses causes civilisationnelles. Fatigues, dépressions, mal-être semblaient et semblent toujours des maux personnels provoqués par des causes privées.

La conscience du développement des effets négatifs de notre civilisation est très difficile, ces effets négatifs étant l’envers d’effets positifs. Ainsi les effets positifs de l’individualisation, cause et effet des autonomies, libertés et responsabilités personnelles, tendent à occulter la dégradation des anciennes solidarités, l’atomisation des personnes, l’affaiblissement du sens de la responsabilité envers autrui, les nocivités de ce qu’on a pu appeler la métastase de l’ego.

L’élévation du niveau de vie a été gangrenée par l’abaissement de la qualité de la vie ; le mal-être a parasité le bien-être. Au cours des dernières décennies, avec l’irruption de l’économie libérale mondialisée, le profit s’est déchaîné au détriment des solidarités et des convivialités, les conquêtes sociales ont été en partie annulées, la vie urbaine s’est dégradée, les produits ont perdu leurs qualités (obsolescence programmée, voire vices cachés), les aliments ont perdu de leurs vertus, saveurs et goûts. Mais le problème de civilisation, bien que vécu et ressenti par tous, est resté mal perçu dans les consciences citoyennes et invisible aux consciences politiques.

Toutefois, la multitude des dégradations a provoqué des résistances spontanées, des aspirations à une autre vie, à une autre civilisation. Un peu partout dans le monde et dans notre pays, aspirations et résistances ont suscité des pratiques, des mouvements associatifs, des oasis de vie autre. Des indices d’une civilisation du mieux-vivre, encore dispersés, se manifestent de plus en plus. 

Notons, sur le plan économique, l’économie sociale et solidaire où renaît l’élan des mutuelles et des coopératives, les banques de microcrédit, l’économie participative, l’économie circulaire, le télétravail, l’économie écologisée dans la production d’énergie, la dépollution des villes, l’agroécologie prônée par Pierre Rabhi et Philippe Desbrosses, qui nous indiquent la voie d’un refoulement progressif de l’économie vouée au seul profit. 

Ainsi, concernant le plan vital de l’alimentation, seraient progressivement abandonnés l’agriculture industrialisée (immenses monocultures, porteuses de pesticides et fournisseuses de céréales, légumes, fruits standardisés, qui stérilisent les sols et toute vie animale), l’élevage industriel en camps de concentration pour bovins, ovins et volailles nourris de déchets, engraissés artificiellement et surchargés d’antibiotiques. Ce qui ouvrirait largement l’espace à une agriculture et un élevage fermiers ou bio, qui, avec le concours des connaissances scientifiques actuelles, revitaliseraient et repeupleraient les campagnes et fourniraient aux villes une nutrition saine.

Le développement des circuits courts, notamment pour l’alimentation, via les marchés, les AMAP, Internet, favoriserait nos santés en même temps que la régression de l’hégémonie des grandes surfaces, de la conserve non artisanale, du surgelé.

La réforme de la consommation serait capitale dans la nouvelle civilisation. Elle permettrait une sélection éclairée des produits selon leurs vertus réelles et non les vertus imaginaires des publicités (la beauté, l’hygiène, la séduction, le standing) ; elle opérerait la régression des intoxications consuméristes (dont l’intoxication automobile). Le goût, la saveur, l’esthétique guideraient la consommation, laquelle, en se développant, ferait régresser l’agriculture industrialisée, la consommation insipide et malsaine, et, par là, la domination effrénée du profit.

Alors que les producteurs que sont les travailleurs ont perdu leur pouvoir de pression sur la société, les consommateurs, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens, ont acquis un pouvoir qui, faute de reliance, leur est invisible. Mais ce dernier pourrait, une fois éclairé et éclairant, déterminer une nouvelle orientation non seulement de ­l’économie (industrie, agriculture, distribution) mais de nos vies, pour qu’elles soient de plus en plus saines.

Par ailleurs, la standardisation industrielle a créé, en réaction, un besoin d’artisanat. La résistance aux produits à obsolescence programmée (automobiles, réfrigérateurs, ordinateurs, téléphones portables, bas, chaussettes, etc.) favoriserait un néo-­artisanat de réparation. Parallèlement, l’encouragement aux commerces de proximité réhumaniserait considérablement nos villes. Tout cela provoquerait du même coup une régression de cette formidable force techno-­économique qui pousse à l’anonymat, à l’absence de relations cordiales avec autrui, souvent dans un même immeuble.

Enfin, une réforme des conditions du travail serait nécessaire en raison même de cette rentabilité qui produit une mécanisation des comportements, voire une robotisation, des burn out et un chômage qui sapent la rentabilité promue.

En fait, la rentabilité peut être obtenue, non par la robotisation des comportements, mais par le plein emploi de la personnalité et de la responsabilité des salariés. La réforme de l’État peut être réalisée, non par réduction ou augmentation des effectifs, mais par ­débureaucratisation, c’est-à-dire communication entre les compartimentés, initiatives, et relations constantes en feed-back entre les niveaux de direction et ceux d’exécution.

Sur le plan social et humain, la nouvelle civilisation tendrait à restaurer des solidarités locales ou à instaurer de nouvelles solidarités (comme la création de maisons de la solidarité dans les petites villes et les quartiers de grande ville). Elle stimulerait la convivialité, besoin humain premier ­qu’inhibe la vie compartimentée, rationalisée, chronométrée, vouée à l’efficacité. Le mouvement convivialiste, animé par le sociologue Alain Caillé, répand le message en France et au-delà de nos frontières.

Il s’agit d’une réforme existentielle. Nous devons reconquérir un temps adapté à nos rythmes propres et n’obéissant plus que partiellement à la pression chronométrique. La réforme de vie alternerait les périodes de vitesse (qui ont des vertus enivrantes) et les périodes de lenteur (qui ont des vertus sérénisantes). La multiplication actuelle des festivités et festivals indique clairement nos aspirations à une vie poétisée par la fête et par la communion dans les arts : théâtre, cinéma, danse. 

Nos besoins personnels ne sont pas seulement liés à notre sphère personnelle. Par les informations, nous tenons à participer au monde. Ce qui devrait accéder à la conscience, c’est notre appartenance à l’humanité, aujourd’hui liée dans une communauté de destin planétaire. Le cinéma nous permet de voir des films d’Iran, de Corée du Sud, de Chine, des Philippines, du Maroc, de toute l’Afrique, et, dans la participation psychique à ces films, de ressentir en nous l’unité et la diversité humaines.

Enfin, la nouvelle civilisation demande une éducation où serait enseignée la connaissance complexe, qui, percevant les aspects multiples, parfois contradictoires d’un même phénomène ou d’un même individu, permet une meilleure compréhension d’autrui et du monde. La compréhension d’autrui serait elle-même enseignée, de façon à réduire cette peste psychique qu’est l’incompréhension, présente en une même famille, un même atelier, un même bureau. Y seraient enseignées les difficultés de la connaissance, qui comporte un risque permanent d’erreur et d’illusion ; y serait enseignée la complexité humaine. Bref, une réforme radicale à tous niveaux de l’éducation permettrait à celle-ci d’enseigner à chacun d’épanouir son « je » dans l’épanouissement d’un « nous ». 

Comme les pièces dispersées au hasard d’un puzzle, les ferments premiers de la nouvelle civilisation travaillent ici et là, font ici et là lever la pâte nouvelle. Les besoins inconscients d’une autre vie commencent alors à passer à la conscience. Des oasis de convivialité, de vie nouvelle, se sont créées, parfois c’est une municipalité inspirée par un nouvel esprit, comme à Grenoble qui anime le mouvement. En vérité, la civilisation du bien-vivre aspire à naître, sous des formes différentes, déjà sous ce label en Bolivie et Équateur.

Ce sont de petits printemps qui bourgeonnent, mais qui risquent la glaciation ou le cataclysme. Aujourd’hui, il s’agit de changer de voie, d’élaborer une nouvelle voie, et cela dans et par le développement de la nouvelle civilisation, qu’incarnent déjà tant de bonnes volontés et qui dessine de nouvelles formes dans les oasis de vie. Mais les forces obscures et obscurantistes de la barbarie froide et glacée du profit illimité, qui dominent la civilisation actuelle, progressent encore plus vite que les forces de salut, dont nous ne savons pas encore si elles pourront accélérer et amplifier leur développement. L’alternative est désormais : nouvelle civilisation ou barbarie.

La politique des partis est aveugle. La conscience des intellectuels est ­ailleurs. L’intense activité infra­politique et suprapolitique qui se manifeste de plus en plus devrait susciter une grande confédération de tous les efforts créatifs d’un autre futur, associatifs ou individuels, qui aurait pour orientation commune la convivialité, la solidarité, l’épanouissement personnel dans la communauté. Du coup, la création d’une force historique pourrait progressivement refouler l’hégémonie du profit, de l’intérêt, du calcul, de l’anonymat, en transformant l’agriculture, la consommation, le mode de vie, le vivre lui-même. Au cours de ce processus se ferait la prise de conscience que la plénitude s’obtient, non par la possession, mais par l’amour et l’amitié. 

Si effectivement l’ensemble des aspirations à une autre civilisation fondée sur le bien-vivre, se concrétise en force historique, alors celle-ci pourrait élaborer une pensée qui montrerait une Voie nouvelle. Et cette pensée pourrait influencer le monde politique, en attendant qu’elle élabore des formes politiques nouvelles qui rendraient obsolètes le type de parti politique que nous connaissons. 

 

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