Se couvrir la tête avec une kippa (littéralement, le terme hébreu signifie une voûte, ou encore un calot, morceau de tissu rond qu’on pose sur son chef) est une pratique courante chez les Juifs religieux. Pratique qui relève d’une tradition et non pas d’un commandement ou d’une prescription biblique. Il s’agit en fait d’une coutume de nature rabbinique, dont on trouve trace dans le Talmud (rédigé au ive siècle). Dans un des traités (Kiddouchin, 31a), on relève cette discussion entre Yéhoshua ben Levi et Houna, le fils de Rav. Le premier affirme, en citant à l’appui un verset du prophète Isaïe :  « Sa gloire remplit le monde », qu’il est prescrit de ne pas faire quatre pas la tête découverte. Le second confirme, en expliquant : la transcendance est au-dessus de ma tête.

Le porteur de kippa veut signifier qu’il y a quelque chose de plus haut que lui. C’est un signe -d’humilité. La coutume s’est propagée dans le judaïsme, généralement à l’intérieur des synagogues, pour des offices ou lorsqu’on prononce un « kaddish » (la prière des morts). Seuls les juifs observants la portent en permanence, quand ils ne veulent pas se couvrir la tête autrement (chapeau, casquette, béret). L’usage concerne les hommes exclusivement, mais il arrive que les femmes en portent (les femmes rabbins libérales) ou aient la tête couverte pendant les offices.

Nulle provocation dans ce geste. Nulle ostentation. Nulle adhésion non plus à une quelconque idéologie (contrairement à certaines assertions fantaisistes qu’on a pu entendre sur le sujet).

Faut-il préciser que le pape et les cardinaux en portent – la signification n’en est pas très éloignée ? Faut-il rappeler qu’on a pu voir lors d’un colloque, il y a quelques jours à Annecy, un prêtre maronite, archevêque de Damas, arborer un splendide calot violet ( les mesures de sécurité déployées autour de lui étaient massives, mais cela n’avait rien à voir apparemment avec la kippa) ? Faut-il enfin redire que les personnalités politiques françaises se sont de tout temps pliées au port d’un couvre-chef lors des cérémonies solennelles dans une synagogue, tantôt képi pour le général de Gaulle, tantôt chapeau pour François -Mitterrand, Valéry Giscard d’Estaing ou Gaston -Defferre, tantôt kippa comme Nicolas Sarkozy, François -Hollande ou Manuel Valls ? 

Est-il encore permis dans les rues de France de porter la kippa ? Dans cette affaire, qui vient de rebondir après l’agression à Marseille d’un enseignant juif, on s’est étripé sur des questions de sécurité, d’état -d’urgence, de situation de guerre. Mais on a brandi aussi inconsidérément l’étendard de la laïcité, et évoqué les signes visibles dans l’espace public. Les raisons invoquées par les uns et les autres ont toutes leur pertinence. Le principe de précaution peut légitimer la prudence, et c’est d’ailleurs l’attitude la plus largement adoptée. De là à lancer une prescription collective, comme l’a fait le président du consistoire de -Marseille Zvi Ammar, il y a un pas que beaucoup hésitent à franchir. Les plus sages – l’historien Serge Klarsfeld ou la présidente du CRIF local, Michèle Teboul – ont fait valoir que c’était à chacun, au bout du compte, de se déterminer en fonction de ses convictions religieuses, du quartier où il réside, de la peur qu’il peut éprouver, des circonstances…

En tout état de cause, ce qui arrive à ce fameux calot qu’on a passé des jours à détricoter est tout de même significatif. 

Significatif parce que la laïcité est fondée sur un périmètre intouchable, la loi de 1905. Cette loi ne fait pas que consacrer la séparation des Églises et de l’État, elle garantit – garantir, ce n’est pas rien, et c’est le premier article de la loi – le libre exercice des cultes.

Significatif aussi parce que l’état d’urgence ne peut pas aller jusqu’à réclamer à des citoyens (ce que ne font pas les gouvernants, mais le débat a été ouvert et on a entendu des arguments dans tous les sens) de dissimuler leurs convictions parce que cela constituerait un danger contre lequel il conviendrait de se prémunir.

Significatif enfin parce que les dérives pourraient en appeler d’autres. Après la kippa, pourquoi ne pas envisager de demander aux jeunes filles de Cologne ou d’ailleurs de ne pas porter de minijupe un 31 décembre au prétexte que cela serait perçu comme une « provocation » ?

Aux dernières élections départementales, un homme s’est vu refuser la possibilité de voter parce qu’il portait une kippa. C’était à Toulouse, dans une ville qui a payé un lourd tribut au terrorisme islamiste. Fort heureusement, les responsables du bureau de vote ont fait marche arrière, à la demande d’une partie d’entre eux. Tout comme la RATP a fait marche arrière, la même semaine, après avoir censuré une affiche dans les couloirs du métro annonçant un concert de soutien aux chrétiens d’Orient. 

Dans un livre signé en commun – La Laïcité au quotidien –, Didier Leschi et Régis Debray se demandent si la laïcité, qui est un rempart et un bien commun, doit être combative, agressive, apaisée… Le débat est ouvert et il n’est pas inutile. Fort heureusement, personne n’a encore proposé qu’elle soit obligatoirement obtuse. 

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