« Vous connaissez l’histoire de cet homme qui croyait tenir dans une bouteille la princesse de la Chine ? » demande le baron de Charlus au narrateur de la Recherche du temps perdu. « C’était une folie. » La princesse était la plus belle du monde et le fou, très heureux de la posséder, prenait grand soin du flacon et de son habitante. Un jour la bouteille se brisa, et l’homme guérit de sa folie. « Mais dès qu’il ne fut plus fou il devint bête », rajoute M. de Charlus, avant de conclure : « Il y a des maux dont il ne faut pas chercher à guérir parce qu’ils nous protègent seuls contre de plus graves. » Autrement dit : quand la réalité fait mal, mieux vaut parfois rester dans l’illusion qui réconforte.

Imaginons un instant que la bouteille soit un nuage. La princesse serait la Chine en personne et le fou, nous autres, c’est-à-dire l’Occident. Pourquoi serait-il dans notre intérêt de conserver ce nuage ? De quelle vérité douloureuse nous protège-t-il ? 

De la Chine, enfouie dans cette nébuleuse, nous n’avons qu’une idée brumeuse, mais flatteuse, car fidèle à nos fantasmes. Quand on ne voit pas, on imagine, et, pour peu que l’on oublie de quels types de particules les nuages chinois se composent, on aurait tôt fait de se prendre pour le Voyageur de Caspar David Friedrich contemplant la mer de nimbus du haut de sa montagne. L’intérêt ? La position de surplomb qui nous met simultanément dans le rôle du créateur et de l’observateur, d’autant plus satisfait qu’il se tient à distance. « La rêverie des nuages reçoit un caractère psychologique particulier : elle est une rêverie sans responsabilité », écrit Bachelard dans L’Eau et les Rêves. « Les nuages sont une matière d’imagination pour un pétrisseur paresseux. On les rêve comme une ouate légère qui se travaillerait elle-même. » L’opacité arrange tout le monde : la princesse, qui se planque derrière le rideau de fumée grise pour mieux déshabiller son peuple, et le fou, pauvres de nous, qui lui donnons paresseusement des leçons de morale sans prendre la peine de soulever le voile. Couvrez donc ces mains que nous ne saurions voir ! L’opacité a ses vertus que la morale ignore. 

Jamais la pollution n’a eu si bon dos. Grâce à elle la Chine continue de se répandre dans l’imaginaire européen tel un pot d’encre renversé sur un buvard. Nous croyons le dragon blessé, et incapable de voler, mais nous ignorons que dans l’Empire du Milieu, contrairement à ses homologues chrétiens, le dragon n’a jamais eu d’ailes. 

Comment alors sortir de l’illusion sans devenir bête ? 

Montesquieu, le premier, brisa la bouteille et libéra la Chine des projections européennes. Avant lui, le Siècle des lumières s’était fourvoyé en faisant l’apologie de l’Empire Céleste, de son thé fumé et de ses soies merveilleuses, mais « il y a souvent quelque chose de vrai dans les erreurs mêmes », constate-t-il dans l’Esprit des lois, avant d’oser nommer le dragon par son nom : « La Chine est un État despotique, dont le principe est la crainte. » La cause ? « Le climat » qui est « tel qu’il favorise prodigieusement la propagation de l’espèce humaine. Les femmes y sont d’une fécondité si grande, que l’on ne voit rien de pareil sur la terre. Cela demande une grande attention de la part du gouvernement ». Mais il a beau sévir, « la tyrannie la plus cruelle n’y arrête point le progrès de la propagation ». Contre la reproduction, le despotisme, et inversement. Et si, au lieu de libérer la princesse de la bouteille, on y ajoutait un prince ?   

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