Dans le Henan, la municipalité de Shoupian, bourgade d’à peine un million d’habitants, a fait sienne la devise en vigueur depuis l’accession au pouvoir de Xi Jinping : devenir riche est patriotique. Après que le quotidien La Volonté du Peuple eut titré en une du 1er avril 2013 « La hausse des cours sera continue », le sang des élus locaux n’a fait qu’un tour. Sur le site d’un monastère bouddhiste, rasé pour l’occasion, ils ont fait construire le Temple de la Bourse, gigantesque bâtiment dans le style m’as-tu-vu qu’affectionnent les édiles provinciaux : or, marbre, colonnades, et des salles de marchés capables de recevoir dix mille personnes.

Le Temple est dédié aux actionnaires qui trouvent là les outils nécessaires à l’exercice de leur passion : ouverture vingt-quatre heures sur vingt-quatre, écrans de cotation en direct des Bourses de Shanghai et Shenzhen, autorisation d’investir sur les Bourses de Tokyo, Londres et New York, ordinateurs individuels pour suivre les cours et placer les ordres, commentateurs et analystes à demeure.

Chen Budao, le directeur (et fils du maire), m’accueille sur le perron. Costume italien, cravate en soie, pochette, Patek Philippe au poignet, il porte beau. À l’intérieur, ce qui m’étonne d’abord, ce ne sont pas les cris, les trépidations, ou l’épaisse fumée des cigarettes, mais, accrochés aux murs, les portraits géants de Confucius, Mao Zedong et Warren Buffett. Warren Buffett ? « Lui, c’est un peu le dieu des petits porteurs », m’explique Chen Budao. 

Lumières clignotantes, couleurs criardes, effervescence, attente anxieuse, jubilation, le marché monte, le marché monte, le marché monte sans cesse. Chaque jour, à la clôture, un orchestre joue des airs d’opéra et le samedi des humoristes viennent faire rire les joueurs, rien de meilleur pour les nerfs.

Des hôtesses légèrement vêtues circulent dans les travées avec des plateaux. « Eau, coca, bière, les boissons sont gratuites, confie Chen, et nous avons plusieurs restaurants, quinze renminbi le buffet, une misère : geste commercial élémentaire pour fidéliser notre clientèle. » Une hôtesse passe devant moi. Ici on regarde mais on ne touche pas merci. 

J’aborde un actionnaire. M. Lin joue son salaire et la retraite de ses parents depuis neuf mois ; lui, ce sont les entreprises technologiques qui l’excitent. Chinoises bien sûr ? Évidemment ! Il parie quotidiennement mille renminbi et revend dès qu’il a gagné vingt pour cent ; plus loin Mlle Zhao a quitté son emploi de secrétaire et s’affaire au Temple cinq jours sur sept. Elle n’a jamais perdu et même si elle ne connaît pas le montant de ses gains, elle a confiance : « La roue de la fortune tourne toujours dans un seul sens, le bon. » C’est le Parti qui l’a dit. 

Comment s’enrichir lorsqu’on n’a aucune compétence ? La plupart des fidèles sont enseignants, artisans, ouvriers, désireux eux aussi de participer au renouveau patriotique, le « rêve chinois », ce nationalisme exacerbé, plaqué sur un effarant vide idéologique, moral et spirituel. Mais quand les classes populaires se lancent dans la course à l’enrichissement, les plombiers et les électriciens ne répondent plus au téléphone, les délais s’éternisent dans les usines et les commandes, auparavant livrées en un mois, ne le sont plus qu’au bout de cinq ou six, comme aux plus belles heures du maoïsme. Même les écoles ne fonctionnent pas correctement.

À l’entrée, un panneau avertit : « Accès réservé aux moins de 65 ans. » Chen Budao sourit. « Le troisième âge n’est pas le bienvenu, c’est fébrile, ça tremble et ça tape sur les mauvaises touches ; nous avons eu trop d’incidents dans le passé, il fallait souvent interrompre les séances. » 

Nous montons à l’étage dans les très luxueux salons VIP du Club des initiés, où se cooptent dirigeants locaux, membres du Parti, hauts fonctionnaires, magistrats, policiers, les élites de la ville. Éclairages tamisés, conversations feutrées, volutes des cigares, grands crus et cognacs millésimés. Ici, pas de rumeurs ni d’annonces trafiquées. « En bas c’est petit bras et boursicotage pour les nuls, mais sur le long terme ça ne peut que perdre. Au Club nous évoluons dans une autre dimension », lâche Chen Budao. Informations véridiques et recoupées, chiffres authentiques, secrets partagés, le hasard évacué, rien qui rappellerait Macao ou Las Vegas.

Les jeux sont faits. Quand l’argent devient la seule réalité, qui aurait le temps de s’aventurer sur les chemins ténébreux et déroutants de la démocratie ? Au rez-de-chaussée on croit aux miracles, au premier personne n’est dupe : « On peut compter sur le Parti pour corriger les errements du marché », s’esclaffe Chen. Après le décrochage spectaculaire de la Bourse de -Shanghai, en août, La Volonté du Peuple ne titrait-elle pas « Ce qui baisse remonte toujours » ?

Je remercie Chen Budao. Dehors les mendiants qui se précipitent sont repoussés à coups de brise-genoux par les vigiles. Les aciéries géantes, les complexes pétrochimiques déversent leurs rejets dans l’atmosphère, les chantiers de construction barrent l’horizon, les voitures avancent au pas sur les avenues congestionnées ; au loin un minuscule coin de ciel bleu, propre, dégagé, mais je me trompe sans doute. Un mirage, vraisemblablement. 

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