Le projet d’extension de la déchéance de la nationalité aux binationaux nés en France et condamnés pour des actes de terrorisme a plongé le Parti socialiste dans une crise dont il ne sortira pas indemne, quelle qu’en soit l’issue. Si l’importance de cette crise peut paraître disproportionnée au regard de l’enjeu réel de la mesure proposée, elle s’explique néanmoins aisément. 

Le projet touche d’abord, certes de manière marginale, à l’une des valeurs cardinales de la gauche, toutes tendances confondues, l’égalité. Il distingue en effet deux catégories de Français de naissance, et crée donc entre elles une inégalité devant la loi. Une telle mesure est considérée par beaucoup comme discriminatoire et stigmatisante à l’encontre des binationaux français de naissance. 

Ensuite, alors que les socialistes peinent aujourd’hui à donner une réelle consistance au clivage gauche-droite après les inflexions de la politique économique et de la politique de sécurité et de défense du pouvoir socialiste, le domaine des valeurs, et notamment l’attachement au droit du sol, paraît à nombre d’entre eux constituer l’un des derniers repères clairs qui les distinguent de la droite. Or le projet reprend une demande de la droite et de l’extrême droite. D’où le trouble profond qui s’empare du PS, alors que les autres formations de gauche et écologistes se sont déclarées violemment hostiles à cette réforme.

Les oppositions au sein du parti se développent d’autant plus largement qu’il est déjà gravement divisé sur d’autres sujets. Le projet réactive ainsi les vieilles rancœurs et les vieux conflits de doctrine et de personnes. Ce n’est pas un hasard si l’on trouve chez les opposants les plus bruyants à cette réforme les adversaires les plus déterminés du Premier ministre. Au sein du PS : les frondeurs, Martine Aubry qui affirme : « Je défends des valeurs républicaines et de gauche », ou Jean-Marc Ayrault qui a déclaré : « Si la France est “en péril de paix”, alors ne la divisons pas davantage ! » Hors du PS : les dirigeants communistes et Cécile Duflot.

Plus grave, les opposants au projet se comptent également parmi des personnalités proches du président : Julien Dray, qui a souligné « le risque d’une rupture avec la gauche militante » ou Jean-Pierre Mignard, le président de la Haute Autorité éthique du Parti socialiste, qui estime que la rédaction du projet risque « de heurter des millions de nos concitoyens ». « Qui touche au Code de la nationalité, c’est comme au Code pénal, touche au sacré dans une société », a-t-il déclaré. De son côté, l’ancien leader écologiste, Daniel Cohn-Bendit, a évoqué « une erreur morale, une faute terrible ».

Plus généralement, c’est un parti démoralisé par ses défaites électorales successives et par la sombre perspective de l’année 2017 qui est ébranlé par cette nouvelle crise. Un parti qui doute du leadership présidentiel et connaît de profondes divisions. Un parti et des groupes parlementaires qui peinent à trouver leur place et leur rôle dans la configuration du pouvoir dictée par les institutions et les traditions de la Ve République. Un parti qui recherche désespérément des alliés à gauche et des adhérents nouveaux. Un parti, enfin, qui se sent vieilli et sans prise sur une opinion qui paraît lui tourner le dos. 

Pour toutes ces raisons, cette crise est d’une réelle gravité. Elle révèle les multiples fractures qui accablent le Parti socialiste. Fracture d’abord entre une majorité des cadres du parti, hostile au projet, et un exécutif déterminé à le mener à son terme. Une telle situation ne s’était produite qu’une seule fois depuis 1981 : en octobre 1982 lorsque 266 députés socialistes sur 289, soutenus par la direction du parti, avaient voté en première lecture l’exclusion « des généraux factieux » du bénéfice prévu par un projet de loi concernant la réparation de certains préjudices de carrière. François Mitterrand avait fini par imposer sa décision en enjoignant au gouvernement d’utiliser l’article 49 alinéa 3. Les députés socialistes ne pouvaient pas envisager, en effet, de voter la censure de leur propre gouvernement. Aujourd’hui, il s’agit d’une révision de la Constitution qui ne fournit pas ce type d’échappatoire. Que feront demain les parlementaires et quelles cicatrices ce vote laissera-t-il sur le Parti socialiste ?

Ensuite, le parti s’éloigne d’une opinion publique, y compris à gauche, qui soutient le projet au nom des impératifs de sécurité et ne comprend pas le bien-fondé de ses objections. D’où le risque de son isolement. Au risque d’une fracture horizontale au sein des instances dirigeantes du parti s’ajoute ainsi celui d’une fracture verticale entre ce parti et son électorat.

Enfin, le président lui-même se trouve affaibli et sa candidature à la prochaine élection présidentielle réinterrogée au PS et mise clairement en cause à la gauche de celui-ci, ce qui lui ôte toute perspective de réunir l’ensemble de la gauche autour de sa candidature et accroît le risque de son élimination au premier tour. Jamais, depuis 1981, la gauche n’a paru aussi affaiblie et divisée.

Cette crise apparaît donc potentiellement comme la plus grave qu’ait connue le Parti socialiste depuis la fin des années 1950, crise qui avait accéléré le déclin de la SFIO tout au long des années 1960. À cette époque, comme aujourd’hui, la crise fut le produit de plusieurs conflits internes qui additionnèrent leurs effets dans une période d’affaiblissement électoral, de vieillissement de l’organisation et de remise en cause de ses dirigeants. À la fracture morale qui résultait de la manière dont le gouvernement Guy Mollet avait mené la guerre en Algérie s’ajouta en 1958 la fracture politique résultant de la décision de la SFIO de soutenir le retour au pouvoir du général de Gaulle et la révision constitutionnelle. Il en résulta une scission du parti avec la création du Parti socialiste autonome (PSA) puis plus tard du Parti socialiste unifié (PSU). 

La SFIO ne devait plus revenir au pouvoir jusqu’à sa disparition en 1969. Certes, les deux crises ne sont pas d’ampleur comparable. Aujourd’hui, il ne s’agit peut-être que d’un gros accès de fièvre, mais il frappe un corps très affaibli. Le risque d’une implosion de ce parti ne doit donc pas être sous-estimé. C’est alors sa vocation gouvernementale qui pourrait être remise en question. 

Le premier secrétaire du parti, Jean-Christophe Cambadélis, se trouve dans une situation impossible. Tout en exprimant son accord avec le président pour combattre le terrorisme, il a déclaré que, si elle n’est « pas indigne », la déchéance de nationalité est « discutable », « car ce n’est pas une valeur qui vient de la gauche ». De son côté, le Premier ministre a déclaré qu’« une partie de la gauche s’égare au nom de grandes valeurs en oubliant le contexte, notre état de guerre, et le discours du président devant le Congrès ». Le problème est que pour nombre de socialistes, c’est bien un problème moral, tandis que pour les Français il s’agit d’abord d’un problème de sécurité. Comment les socialistes sortiront-ils de ce guêpier ? 

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