Enfant, j’avais deux grand-mères. 

L’une s’appelait Bouba, elle était française par alliance, car le grand-père de son mari, libyen de naissance, avait obtenu la nationalité française pour faits d’armes sous Napoléon III. Née à Tripoli, elle avait vécu en Algérie, parlait un dialecte judéo-arabe et pratiquait la sorcellerie. Arrivée à Paris en 1962 à l’âge de cinquante-neuf ans, elle ne parlait que quelques mots de français qui ne lui permettaient pas de comprendre les paroles des chansons de Mort Shuman, pourtant son chanteur préféré. 

L’autre s’appelait Tsila. Rebaptisée Tirléa par un employé de l’état civil à son arrivée de Roumanie (ou était-ce de Russie ?) en 1930, elle fut naturalisée le 10 mai 1939. Elle ne parvint jamais à prononcer correctement le mot bûche – elle disait « biche » – et confectionna des pletz, petits sablés croustillants aux graines de pavot, jusqu’à la fin de sa vie.

Mes deux grand-mères étaient françaises.

Mais comment ? Le mariage pour l’une, la naturalisation pour l’autre. Cela ne décrit qu’un processus administratif. Je me demande aujourd’hui si, à mes yeux, mes grand-mères étaient françaises. Je me demande aussi ce qu’elles étaient à leurs propres yeux. Y avait-il un lien entre la mention portée sur leur carte -d’identité et leur comportement, leurs habitudes, leurs goûts ?

Lorsque je parlais de ma famille, je m’empressais de préciser que ma grand-mère paternelle venait de Libye et que mes grands-parents maternels étaient russes. J’en étais fière. Ma façon d’être française, à moi, c’était ça : française mais d’ailleurs, française, mais pas comme vous, pas comme tout le monde. J’aimais être différente. À l’époque, dans les années 1970, c’était à la mode d’être différent.

Quant à mes grand-mères, que disaient-elles ? Elles n’en parlaient pas. Pas à moi, en tout cas. Elles étaient fort dissemblables l’une de l’autre. La libyenne était analphabète. La russe avait lu Victor Hugo. Mais la libyenne était la mère de mon père qui avait englouti tous les classiques français avant ses treize ans. La russe avait pour fille une angliciste distinguée, lectrice de Maupassant et de Rimbaud, mais surtout amoureuse de Shakespeare. La libyenne était arrivée en France suite à la décolonisation. C’était une exilée, une femme attachée à ses traditions, à son parler, à sa cuisine, à ses valeurs. La russe était venue en France sur les ailes d’un amour de jeunesse. Son époux, assassiné à Auschwitz douze ans plus tard, avait les mêmes origines qu’elle. Il rêvait de Sorbonne et d’une vie libre dans la fraternité des amitiés communistes.

Et voilà que je les appelle la libyenne et la russe, sans y prendre garde. Pour que ce soit plus clair. Pour qu’on s’y retrouve. Ce qui est clair c’est que la nationalité française était une étiquette que je peinais, pour ma part, à leur coller sur le dos. Elle n’adhérait pas non plus fermement à moi, qui étais pourtant née sur le sol français de père et de mère français. Si on m’avait posé la question quand j’avais huit ou dix ans : « Comment être français ? », j’aurais sans doute répondu : « En faisant des efforts. – Des efforts pour quoi ? – Pour n’avoir pas d’accent, pour aimer le camembert, pour mettre du beurre sur ses tartines. » J’étais tout à la fois partisane de l’assimilation et promotrice de la marge. Je sentais qu’on s’échinait au-dessus de moi, autour de moi pour « être à la hauteur ». On servait des assiettes anglaises (une spécialité très française) lors des réceptions, on s’exprimait en termes recherchés, on allait aux sports d’hiver. La France nous avait accueillis. C’était la terre de la culture et du raffinement. De la modernité aussi. Certes elle avait collaboré à l’extermination de nos familles, mais elle avait aussi résisté et nous avait cachés, sauvant ainsi certains d’entre nous de la barbarie nazie. Certes mon père se faisait occasionnellement traiter de bougnoule parce qu’il avait les cheveux frisés, mais la France lui avait ouvert les portes de sa faculté de médecine.

Et voilà qu’en écrivant je découvre une nouvelle façon pour moi d’être française : je confronte les catégories, selon un modèle cartésien, je chéris le paradoxe en bonne fille de Rousseau et je considère – exhibant mes aïeules – que « mon mal vient de plus loin » en lectrice de Racine.

L’envie me prend alors d’essayer les bottes de Montesquieu et de nous regarder depuis l’ailleurs. Je n’irai pas aussi loin que mon devancier. Je me contenterai de traverser la Manche. L’Anglais nous dit râleur et mal aimable. Mais sa langue trahit son sentiment réel, son envie : French lover (amant fougueux), French kiss (baiser avec la langue), French letter (capote… anglaise !). Serions-nous avant tout des amoureux ? 

Parce que c’est la nouvelle année, parce que – selon le bon vieux précepte hassidique – il faut s’efforcer d’être joyeux, j’ai envie de pencher de ce côté. Comment être français ? En étant amoureux. Amoureux des femmes, des hommes, de la nature, mais peut-être aussi de la France elle-même. Ne laissons pas cette passion à ceux qui s’approprient injustement son monopole. 

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