Quelques mots, parfois, laissent indifférents, puis enflamment. « Déchéance de nationalité », une possibilité juridique plus que séculaire qui ne dérangeait personne. « Déchéance » dans un délai de dix ans, après l’acquisition, pour qui a porté « atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation » ou commis un crime ou délit lié au « terrorisme ». Pas de critique. Délai porté, en 2006, de dix à quinze ans en matière de terrorisme. Aucune protestation. Et, tout à coup, le feu. 

La mèche est posée le 16 novembre 2015 par le président de la République, dans son discours devant le Parlement réuni en Congrès à Versailles : « La déchéance de nationalité ne doit pas avoir pour résultat de rendre quelqu’un apatride, mais nous devons pouvoir déchoir de sa nationalité française un individu condamné pour une atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ou un acte de terrorisme, même s’il est né français, je dis bien même s’il est né français dès lors qu’il bénéficie d’une autre nationalité. » 

Trois semaines passent. Puis la mèche est allumée par quelques protestations. Elle ne tarde pas à rejoindre l’explosif, la déchéance de nationalité des binationaux nés en France. Et rien ne semble ensuite pouvoir arrêter l’incendie. Tentons de préciser ce dont il s’agit en droit, puis de comprendre l’inflammation politique. 

 

Raisons juridiques 

La proposition faite par François Hollande élargit marginalement la possibilité de déchoir un Français de sa nationalité. Au lieu de ne pouvoir s’appliquer qu’aux binationaux français par acquisition, elle pourrait l’être à ceux qui sont nés sur le sol français. Il ne s’agit donc pas d’introduire une exception au principe d’égalité – elle existe depuis un siècle entre les binationaux nés hors de France et les mononationaux – mais de réduire cette exception, ou, si l’on préfère, d’en déplacer le curseur pour le poser entre tous les binationaux d’un côté, ceux qui n’ont que la nationalité française de l’autre. 

Pourquoi l’inscrire dans la Constitution ? La raison juridique tient à ce que toutes les lois autorisant la déchéance de la nationalité depuis la IIIe République l’ont exclue pour les Français nés en France. Les experts du gouvernement en ont déduit qu’il s’agissait d’un « principe fondamental reconnu par les lois de la République » (PFLR dans le jargon constitutionnaliste), et qu’en conséquence le Conseil constitutionnel censurerait une loi ordinaire réalisant cette extension. En effet, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et le préambule de la Constitution de 1946 ont valeur constitutionnelle, depuis que le Conseil les a consacrés comme tels le 16 juillet 1971 (décision sur la liberté d’association). Et ledit préambule mentionne les PFLR, que le Conseil constitutionnel reconnaît au fil de sa jurisprudence. Il ne l’a pas encore fait pour la non-déchéance d’un né Français. Il l’aurait très probablement fait, ce que d’ailleurs le Conseil d’État a confirmé dans son avis du 11 décembre 2015, rendu public par le gouvernement douze jours après : « La nationalité française représente dès la naissance un élément constitutif de la personne. Elle confère à son titulaire des droits fondamentaux dont la privation par le législateur ordinaire pourrait être regardée comme une atteinte excessive et disproportionnée à ces droits, qui, par suite, serait inconstitutionnelle. »

Autrement dit, cette extension, même limitée – quelques très rares cas en plus de quinze ans –, des possibilités de déchoir de sa nationalité un auteur de crime terroriste impose une révision de la Constitution. Mais la politique ne se réduit pas au droit, la raison n’empêche pas la passion, et les passions politiques l’emportent souvent sur la raison juridique.

 

Passions politiques

Convenons d’abord d’une évidence : François Hollande n’a pas parlé animé par le seul souci de la cohérence juridique. Il a décidé de prendre toute une série de mesures pour marquer sa détermination à lutter contre le terrorisme, parmi lesquelles une révision de la Constitution. Cette dernière comporte deux volets, la déchéance de nationalité susmentionnée et la constitutionnalisation de l’état d’urgence. Ladite révision ne peut aboutir sans un vote conforme de l’Assemblée nationale et du Sénat (où la droite est majoritaire) puis d’une adoption à la majorité des trois cinquièmes des suffrages exprimés par les deux chambres réunies en Congrès. Il lui fallait donc introduire dans le projet de révision une idée séduisante pour la droite, d’autant plus qu’elle en venait.

Premier bât qui blesse : reprendre une idée avancée par la droite, voire l’extrême droite. Sarkozy président n’avait-il pas suscité l’indignation, à gauche et au-delà, dans son discours de -Grenoble, le 30 juillet 2010, prônant l’extension de la déchéance ? Il visait certes « toute personne d’origine étrangère qui aurait volontairement porté atteinte à la vie d’un fonctionnaire de police ou d’un militaire de la gendarmerie » – un champ beaucoup plus large, et très différent, mais -qu’importe, les mêmes mots qui brûlent.

Deuxième bât qui blesse : des précédents historiques ignobles. Et les critiques d’évoquer sans vergogne Vichy, de Gaulle déchu, sept mille Juifs d’origine étrangère déchus... À quoi l’on objectera que la dénaturalisation a été inventée en 1848, en même temps que l’abolition de l’esclavage, et contre les esclavagistes… -Qu’importe, Vichy suffit, le rappel qui tue. 

De bât en bât, les mulets braient de plus en plus fort. Pour les uns, la blessure vient d’une inquiétude sincère devant le risque d’aviver des passions xénophobes. Pour d’autres, la gauche au pouvoir ne peut faire avaler toutes les couleuvres, et, après le tournant social-libéral en imposer un autre, social-nationaliste. Plus ceux qui cognent pour cogner. À l’arrivée, sauf si le Parlement trouve un compromis pour en sortir, Hollande n’a plus le choix qu’entre tenir et crédibiliser son virage droitier ou reculer et décrédibiliser sa parole présidentielle. Diviser ou se renier. 

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