Le résultat des élections européennes est apparu comme un « choc » ou un « séisme », pour reprendre les termes que les politiques ont adoptés. Les sondages annonçaient ces résultats, mais la réalité a un autre poids que l’annonce ou le pronostic. Le parti fondé par Jean-Marie Le Pen et développé par Marine Le Pen adopte désormais le vocabulaire démocratique – le patriotisme, la laïcité – et semble devenir d’autant plus dangereux qu’il a pris des formes et un vocabulaire plus respectables. Pourquoi la France cède-t-elle à un vote extrême – même s’il concerne de l’ordre de 12 % des électeurs, étant donné le chiffre de l’abstention ? De l’autre côté du Rhin, les deux partis de gouvernement, dirigeant ensemble le pays, recueillent la majorité des voix. Pourquoi la France qui fut à l’origine du projet européen apparaît-elle comme « l’homme malade » de l’Europe, malade dans son économie, malade politiquement ?

Toutes les démocraties sont menacées par des dérives. Elles risquent de céder à la démagogie, de répondre sans contrôle aux demandes des individus exclusivement soucieux de leur bien-être immédiat, oublieux des contraintes de la vie collective et de l’intérêt général. Les démocrates sont avides de progrès matériel et de bien-être et celui-ci ne comporte pas de limites intrinsèques. Au nom de quoi brider le confort matériel, moral, intellectuel de tous ? On comprend que l’État-providence soit en déficit structurel, les besoins sont indéfinis et les ressources, elles, sont par nature limitées. Mais il risque de former des producteurs et des consommateurs, non des citoyens. Or le principe de la République, disait Montesquieu, c’est la « vertu », c’est-à-dire « la préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre ». Sans un minimum de « vertu », il n’est point de démocratie.

De plus, citoyens critiques, nous risquons aujourd’hui de négliger les indéniables réussites d’une société qui respecte plus ou moins les grands principes dont se réclame la démocratie. Il nous paraît naturel d’être libre, de respecter les choix religieux ou sexuels des autres, de lutter librement contre les inégalités qui nous paraissent inéquitables. Nous risquons d’oublier que la démocratie est un régime aussi improbable que fragile. Improbable parce qu’il est le contraire de naturel, qu’il s’efforce de concilier des valeurs qui logiquement peuvent devenir contradictoires – fondamentalement la liberté et l’égalité. Fragile parce qu’il implique nécessairement que ses membres aient appris à créer et à respecter les institutions démocratiques qui seules donnent un sens effectif aux principes proclamés. Nous risquons d’oublier que nous vivons dans les sociétés les plus libres, les plus tolérantes, les plus riches et les moins inégalitaires que l’histoire a connues. Il va de soi que ces sociétés ne sont pas parfaites, que les démocrates ont souvent trahi les valeurs dont ils se réclament et que les critiques qui leur sont adressées sont fondées. Conscients des limites de leur régime politique, les démocrates peuvent oublier de le défendre alors que nous n’avons pourtant pas d’autre idée pour organiser humainement les sociétés humaines.

Si toutes les démocraties connaissent ces risques de dérives, pourquoi la France semble-t-elle plus atteinte par une crise de défiance générale que les pays voisins ? 

Les raisons économiques – la « crise » – sont insuffisantes. D’autres pays font face à un chômage comparable, le vote pour les partis xénophobes est élevé aussi bien dans des pays prospères (Autriche, Suisse, Danemark) que dans des pays en crise. Même la Grèce, soumise à un régime de rigueur inimaginable en France, a limité le vote extrémiste. Certes il est facile de souligner les blocages politiques et sociaux : l’impossibilité de réformer les régimes spéciaux qui, dans un pays évoquant passionnément l’égalité, entretiennent un principe fondamental d’inégalité, la scandaleuse révolte du monde de l’éducation qui refuse la réforme unanimement jugée nécessaire des rythmes scolaires, la charge de l’emploi public qui dépasse celle de tous les autres pays européens, l’incroyable millefeuille administratif que -défendent des sénateurs plus préoccupés de leurs électeurs que de l’intérêt général, le laxisme des transferts sociaux qui nourrit la triche, les limites de la politique de la demande. Toutes ces analyses sont justes et les rapports successifs, confiés à des personnalités aussi incontestables que Louis Gallois, les ont à l’envi pointées.

Mais pourrait-on les compléter et faire d’autres suggestions pour essayer de comprendre une triste exceptionnalité ? 

La France, plus que les autres pays européens, est humiliée et, comme tous les humiliés, on peut penser qu’elle se replie sur elle-même d’une manière aussi pathologique que décontextualisée. 

Elle avait élaboré son roman national sur l’idée que la grande Révolution avait inventé la modernité politique, la nation et les droits de l’homme, elle avait une vocation universelle, elle était un modèle pour le monde. Son déclin, comme celui de toute l’Europe, l’atteint directement dans ce qui donnait sens au grand récit par lequel elle voulait exister dans le monde. Valéry Giscard d’Estaing en son temps avait fait scandale en parlant d’une « puissance moyenne ». Il devient de plus en plus certain qu’il était optimiste. La dépolitisation qui menace toutes les démocraties atteint plus directement et plus profondément la France que d’autres pays de l’Europe. Plus il devient clair que, même à l’intérieur de l’Europe, leur rôle diminue, plus les Français se réfugient, pour compenser, sur leurs intérêts personnels et immédiats. Ils refusent tout projet commun qui puisse les réunir en donnant un sens à la vie collective. L’humiliation est l’un des sentiments les plus forts qui animent les individus comme les collectivités.

Il faut naturellement invoquer aussi les formes particulières de la scène politique, sa fermeture aux catégories sociales nouvelles, les jeunes, les femmes ou les descendants des migrants. On peut déplorer la professionnalisation du métier, la plupart des hommes politiques n’ont aucune expérience de la vie économique et ils ont accepté de participer au style courtisan de la vie publique, indispensable pour faire carrière dans notre monarchie élective. Mais ce qui est le plus important encore, c’est que la scène politique ne correspond pas aux véritables enjeux. Obsédée par l’opposition droite/gauche héritée du passé, elle rend impossible la collaboration des partis de gouvernement. Le mode de scrutin majoritaire renforce leur opposition et impose à la droite républicaine d’écouter le Front national et à la gauche de gouvernement de céder aux revendications de « la gauche de la gauche ». La scène politique semble donc une parodie, un jeu d’ombres. Le changement de gouvernement ne se traduit pas par un changement de politique. Les candidats aux élections sont contraints à mentir sur l’analyse de la situation et sur leurs intentions. On ne peut pas demander aux hommes politiques d’être des héros, ils doivent mentir pour être élus. Mais comment les Français après des décennies de cette parodie n’en viendraient-ils pas à voter pour ceux qui, seuls, semblent offrir une véritable alternance ? 

En sorte que se pose la question : le discours politique n’est-il pas devenu trop mensonger ? Les régimes totalitaires étaient fondés sur le mensonge imposé par la force. Mais, tragiquement, les démocraties ne cèdent-elles pas à une forme de mensonge qui consiste à se payer de mots – au sens propre comme au figuré –, pour ne pas poser les vrais problèmes ? Les « éléments de langage » ne débouchent-ils pas sur un mensonge par omission et par traduction dans le langage châtié du « politiquement correct », qui est finalement une autre forme de mensonge ? Mme Le Pen parle de « laïcité » pour désigner des mesures hostiles aux pratiques des musulmans, elle évoque le « patriotisme » pour couvrir des projets de fermeture économique et intellectuelle d’une « patrie » sans rapport avec la réalité des échanges de toute nature qui unissent les Français aux autres Européens. Elle ne fait que caricaturer dramatiquement bien des débats. Quand les mots ne veulent plus rien dire, la démocratie est en danger. Nous ne devrions pas oublier que la démocratie de l’après-Seconde Guerre mondiale s’est fondée sur le mensonge de notre « victoire » de 1945 qui effaça toute réflexion sur la défaite de 1940. Les intellectuels ne se sont jamais interrogés sur leur indulgence envers le communisme. François Mitterrand a changé de politique en affirmant qu’il poursuivait la même. Les exemples sont innombrables. Il est sans doute inévitable de mentir en politique, mais peut-être faut-il limiter le mensonge en démocratie. La démocratie allemande est repartie à zéro après la guerre et a reconnu sa responsabilité dans le nazisme et ses crimes. Trop de mensonge finirait par tuer la démocratie ? Si des hommes politiques avaient le courage de dire la vérité – même en risquant de ne pas être réélus –, peut-être pourraient-ils à nouveau susciter la confiance des citoyens. Il ne faut pas mépriser le démos

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