L’année 2015 a notamment été marquée en France par des attentats sans précédent et une nouvelle montée du vote Front national. Qu’est-ce que cela dit de notre pays ?

Depuis la mort de Hitler dans les ruines de Berlin, l’Europe est hantée par le spectre de l’hitlérisme. Elle s’inquiète de la résurgence des vieux démons, elle répète à satiété le vers inusable de Brecht – « le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde » – et elle pratique une vigilance de tous les instants. Mais cette vigilance a été prise à contrepied : le pire est arrivé et le pire ce ne sont pas nos démons, c’est notre ennemi. Un ennemi qui s’est manifesté les 7, 8 et 9 janvier, qui a ressurgi le 13 novembre, et que nous ne pouvons plus éviter de nommer : il s’agit de l’islamisme radical. Comme le rappelle Bernard Lewis, le djihad, c’est-à-dire le combat armé pour la défense et l’expansion de l’islam, est une obligation léguée aux musulmans par Mahomet. Nombre de musulmans ne se sentent plus tenus par cette obligation et souhaitent pratiquer leur religion en paix, dans le respect des lois du pays où ils vivent. Les islamistes, eux, prennent leur prophète au pied de la lettre. Ils considèrent qu’après plusieurs siècles de domination européenne sur le monde, l’heure est venue de la reconquête. Pour certains, cette reconquête passe par la terreur ; pour d’autres, plus patients, elle passe par la prédication, l’idéo­logie et l’immigration massive. Ils ne s’en prennent pas seulement à nos valeurs, mais à notre civilisation, c’est-à-dire à notre forme de vie, notre manière d’être, notre mode de présence sur terre. Ils nous ont déclaré la guerre et cette guerre qui viole toutes les lois de la guerre ne fait que commencer.

Mais un mois après les derniers attentats de Paris, il y a eu les élections régionales et l’inquiétante nouveauté de notre situation a été recouverte, encore une fois, par le grand stéréotype du retour des années 1930. « Vague brune », a-t-on dit, alors que les électeurs du Front national ne demandent pas que la France soit réservée aux Français de souche, mais qu’elle ne devienne pas facultative, optionnelle, minoritaire, à l’intérieur de ses propres frontières. Ils voient avec angoisse se multiplier les Molenbeek français et, dans le réquisitoire qu’ils dressent contre eux, les antifascistes les plus véhéments ne font rien d’autre que leur donner raison. Ainsi le romancier Olivier Adam dans les colonnes de Libération : « Le peuple old school est déboussolé ? Les ‘‘petits Blancs’’ ont peur de voir remis en cause leur mode de vie ? Pauvres chéris. Pauvre petite France aigre, mesquine et ratatinée, si malheureuse qu’elle s’autorise à se jeter sans complexe dans les bras du FN. » Et Olivier Adam clame sa préférence pour une France new school, métissée, progressiste, combative, ouverte. C’est le triomphe de la pensée exprimée par le think tank Terra Nova lors des présidentielles de 2012. Le peuple ancien se rétracte : qu’il crève ! Une nouvelle coalition émerge, composée, espère-t-on, des Français issus de l’immigration et des habitants hyper-connectés des grandes métropoles. C’est sur cette coalition que tablait Claude Bartolone, lorsqu’il ­décrivait Valérie Pécresse, son adversaire en Île-de-France, comme la candidate de « Versailles, Neuilly, et la race blanche » et qu’il diffusait ce tweet cauchemardesque : « L’Île-de-France monte des start-up, cultive les champs, fait du hip-hop, se tatoue les bras ! #EnsembleIDF ».

Il y a encore des Français qui se font une autre idée de la France et de ­l’Île-de-France. Je les comprends. Le malheur est que, pour exprimer cette idée, ils soient de plus en plus nombreux à choisir un parti simpliste, « y-a-qu’aïste », et qui ne cache pas son admiration pour ces incarnations de la force brutale que sont Vladimir Poutine, ou Bachar ­al-Assad. Pour empêcher la catastrophe que serait l’accession de ce parti au pouvoir, les autres formations politiques doivent prendre à leur compte l’angoisse civilisation­nelle de ses électeurs au lieu, comme elles le font, d’accompagner et même de hâter l’avènement d’une société postnationale.

Si on se projette en 2016, pensez-vous qu’il y a tout à reconstruire dans le domaine du politique ?

Je dirais qu’il faut impérativement reconstruire l’école républicaine. Ainsi pourra renaître, non le vivre-ensemble déprimant que nous proposent les ministères et les magazines, mais ­l’amitié française. Or la dernière réforme du collège réduit encore la part du français – langue et littérature – dans l’enseignement, au profit du prêchi-prêcha éco-citoyen des enseignements pratiques inter­disciplinaires. Le passé est impitoyablement sacrifié à l’idéologie du jour.

Faut-il remettre l’apprentissage du français au cœur de l’enseignement ?

Il s’agit de transmettre des connaissances, pas seulement de favoriser des compétences, en redonnant aux disciplines fondamentales la place centrale qu’elles ont perdue et en réhabilitant le cours magistral. Il n’existe pas d’autre cours que magistral. Un maître parle devant des élèves. Ainsi faisaient les Grecs, les humanistes de la Renaissance et les hussards noirs de la République. Il faut être tombé dans la superstition du progrès pour croire qu’avec la tablette numérique, l’heure est venue de procéder autrement. En « désintellectualisant » toujours davantage le métier de professeur, on n’améliore pas la qualité de l’enseignement, on accélère la catastrophe.

Sur l’identité française, faut-il aussi tout reconstruire ? En sommes-nous ­à l’année zéro ?

La France se désagrège peu à peu. Les « territoires perdus de la République » sont devenus, comme le dit Georges Bensoussan, le maître d’œuvre du livre qui porte ce titre, les territoires perdus de la nation. Il faut, par une politique explicitement intégrationniste, reconquérir ces territoires. « La France, écrivait Emmanuel Levinas, est un pays auquel on peut s’attacher par le cœur et par l’esprit aussi fortement que par les racines. » Cet attachement doit être à nouveau rendu possible. Cela implique d’abandonner, une fois pour toutes, le paradigme multi­culturel. La France ne doit pas être une auberge espagnole où chacun apporte sa culture, mais l’entité englobante dans laquelle se reconnaissent tous ses enfants. Pour réussir ce pari, une autre politique migratoire est nécessaire.

Vous êtes en somme favorable à une ­im­migration choisie.

Je constate un phénomène paradoxal : la France a fermé ses frontières à ­l’immigration de travail et a opté pour une politique de regroupement ­familial au même moment, au milieu des années 1970. Une immigration de peuplement a remplacé l’immigration de travail et nous en voyons aujourd’hui les conséquences. Je pense que cette question doit faire l’objet d’une grande réflexion col­lective. Et nous devons pouvoir mener cette réflexion sans être contrôlés ou sanctionnés par l’Union européenne.

Vous parlez d’intégration. Ne pensez-vous pas davantage à l’assimilation ?

Le terme ne me gêne pas. Je suis un bénéficiaire de l’assimilation et l’école dans laquelle j’ai grandi ne m’a jamais demandé de sacrifier mon identité juive, de me fondre dans la masse. Elle m’a introduit dans un monde plus vieux que moi. La société française n’est pas seulement composée par ses membres actuels. Elle est, pour reprendre les mots de Michelet, « une cité commune entre les vivants et les morts ». Assimiler, c’est entretenir ce lien. Aujourd’hui, on le rompt et une même désassimilation frappe les Français de souche et les nouveaux arrivants.

Nos institutions politiques vous semblent-elles suffisantes pour gérer les problèmes auxquels nous sommes confrontés ?

Je ne partage pas l’étrange dilection des souverainistes des deux rives pour les dictateurs. Mais je crois que les nations européennes souffrent aujourd’hui d’un déficit de souveraineté. Il faudrait que la politique reprenne ses droits et que le changement ne soit plus ce qui nous tombe dessus, mais ce que nous ­voulons et décidons de faire. Voilà pourquoi j’insiste tant sur la nécessité d’une ­discussion publique autour de la politique migratoire. En quelques décennies, la France s’est profondément modifiée et cette ­révo­lution a eu lieu sans demander son avis à personne.

Je ne suis pas souverainiste, dites-vous. Seriez-vous favorable à un autre dosage dans la délégation des pouvoirs avec l’Union européenne ?

Je n’aime pas l’idée que les décisions prises dans le cadre de la conversation civique propre à une nation puissent être annulées par une plus haute instance. Je conçois l’Europe non pas comme une bureaucratie surplombante, même dotée des meilleures intentions, mais comme une famille de nations.

Le premier ministre a évoqué un risque de guerre civile si le FN passait aux élections. Quel va être le visage de la France en 2016 ? Sur quel socle peut-on se ­rassembler ?

L’ancien maire communiste de Vénissieux, André Gerin, dit sans ­ambages et contre les dirigeants de son propre parti que l’islamisme radical est notre ennemi. Et il interprète les émeutes de 2005 comme un début de guerre civile. Pour enrayer ce processus infernal, la France doit affirmer que sa civilisation n’est pas négociable et rompre avec le discours expiatoire : la question culturelle n’est pas soluble dans la question sociale. Tout ne se ramène pas au chômage ou aux inégalités. Si tant de jeunes gens ­basculent dans le djihadisme ou dans d’autres formes de l’islam radical, ce n’est pas dû aux discriminations ou à l’exclusion. La source du problème n’est pas l’oppression des musulmans par l’Occident, mais l’oppression des femmes par l’Islam. Comme le dit Fethi Benslama dans sa Déclaration d’insoumission à l’usage des musulmans et de ceux qui ne le sont pas : « L’oppression des femmes ne dégrade pas seulement ‘‘la femme’’ mais organise dans l’ensemble de la société l’inégalité, la haine de l’altérité, la violence, ordonnées par le pouvoir mâle. » Cette misogynie institutionnelle et son culte délirant de la virilité nourrissent la fureur islamiste. Il faut aider, sur notre sol, les musulmans à s’en défaire.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

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