De quel nom te nommer, heure trouble où nous sommes ?
Tous les fronts sont baignés de livides sueurs.
Dans les hauteurs du ciel et dans le cœur des hommes
Les ténèbres partout se mêlent aux lueurs.

Croyances, passions, désespoir, espérances,
Rien n’est dans le grand jour et rien n’est dans la nuit ;
Et le monde, sur qui flottent les apparences,
Est à demi couvert d’une ombre où tout reluit.

Le bruit que fait cette ombre assourdit la pensée.
Tout s’y mêle, depuis le chant de l’oiseleur
Jusqu’au frémissement de la feuille froissée
Qui cache un nid peut-être ou qui couve une fleur.

Tout s’y mêle ! les pas égarés hors des voies
Qui cherchent leur chemin dans les champs spacieux ;
Les roseaux verts froissant leurs luisantes courroies ;
Les angelus lointains dispersés dans les cieux ;

 

[…]


Et la barque, où dans l’ombre on entend une lyre,
Qui passe, et loin du bord s’abandonne au courant,
Et l’orgue des forêts qui sur les monts soupire,
Et cette voix qui sort des villes en pleurant !

Et l’homme qui gémit à côté de la chose ;
Car dans ce siècle, en proie aux sourires moqueurs,
Toute conviction en peu d’instants dépose
Le doute, lie affreuse, au fond de tous les cœurs !

Et de ces bruits divers, redoutable ou propice,
Sort l’étrange chanson que chante sans flambeau
Cette époque en travail, fossoyeur ou nourrice,
Qui prépare une crèche ou qui creuse un tombeau !

 

Extrait du prélude aux Chants du crépuscule (1835)

 

Alors que l’intolérance religieuse creuse des tombeaux, notre époque doit-elle réintégrer les dieux ? Quelle réponse apporter à la baudruche Front national, aux tumultes de la place publique ? En 1835, Victor Hugo affronte la lie de doute dans Les Chants du crépuscule. La révolution de Juillet vient d’introniser Louis-Philippe roi des Français. Et le poète monarchiste, ancien soutien de Charles X, ne sait pas s’il vit une aube ou un couchant. Il n’est pas encore l’auteur des Misérables ni le champion de la République. Mais il se fait l’écho du défi lancé à son pays : « Il est plus difficile et c’est un plus grand poids/ De relever les mœurs que d’abattre les rois. » Les deux passages ci-dessus sont extraits du prélude au recueil. Les premiers quatrains d’alexandrins mêlent en rimes croisées les ténèbres à la clarté. Avant que l’ombre ne devienne bruit et que la nature ne participe à la cacophonie. Une longue énumération lie l’humanité en mouvement aux voix immémoriales des éléments. Victor Hugo donne une profondeur métaphysique à l’histoire (« L’homme ne comprend plus ce que Dieu révéla »), tout en insistant sur la solennité de l’instant (« Notre siècle va voir un accomplissement »). En est-il de même pour notre propre temps qui attend ses barbares ? Le poète préférait être de « ceux qui espèrent » plutôt que de ceux qui nient ou qui affirment. Comment pouvons-nous échapper à « cette guerre, toujours plus sombre et plus profonde,/ Des partis au pouvoir, du pouvoir aux partis » ?… Et réconcilier nos sociétés avec le mystère ?

 

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