Commençons par l’un des plus anciens clivages français : celui qui oppose la droite et la gauche. Est-il périmé ?

De par sa profondeur historique et sa plasticité, il est toujours opérationnel. Au fond, ce clivage a derrière lui plus de deux siècles d’existence et il s’est adapté. Depuis les années 1930, l’opposition gauche-droite s’est organisée autour d’une question centrale : quelle place laisser à la puissance publique dans l’économie ? Mais quand la gauche se met à privatiser avec ardeur comme sous le gouvernement Jospin ou que les lois Macron sont adoptées, on peut en conclure que nous sommes arrivés à la fin de ce cycle. 

Est-ce le signe de sa disparition pure ou l’indice d’une nouvelle adaptation ?

D’autres clivages contribuent à le faire éclater. En travaillant sur l’opinion publique et l’Europe, dans les années 1990, j’avais identifié un nouveau clivage déterminant. La construction européenne, dès le débat sur la Communauté européenne de défense (CED) et la signature du traité de Rome dans les années 1950, bouscule la vieille opposition de la droite et de la gauche. Avec le référendum sur le traité de Maastricht, quarante ans plus tard, le test est décisif. La carte électorale montre que la France se coupe en deux sur de nouveaux fondements. Derrière le « oui », on retrouve les régions catholiques, les régions urbaines, les couches moyennes et supérieures. Derrière le « non », une droite souverainiste, l’extrême droite avec le FN qui existe déjà, les communistes et la gauche de la gauche. La piqûre de rappel arrive avec le référendum de 2005 sur la Constitution européenne.

Que recouvre ce clivage ?

L’Europe lui a servi de révélateur, mais ses racines sont bien plus profondes. En France comme ailleurs, les peuples sont confrontés à la question de l’ouverture de trois manières : l’ouverture politique (l’Union européenne, la construction d’entités supranationales), la globalisation économique, et ce que j’appellerais la société cosmopolite au sens où Kant l’entendait. Les sociétés fortement homogènes que nous connaissions deviennent, sous le coup des flux migratoires, cosmopolites. 

Face à cette question, les opinions publiques sont en train de se fracturer. Il y a ceux qui considèrent qu’ils ont plus à y gagner qu’à y perdre. Ce sont les couches moyennes et supérieures, les urbains, ceux qui ont un haut niveau de diplômes. Et puis il y a ceux qui pensent que l’ouverture a un coût économique (délocalisation, fermetures d’entreprises), un coût symbolique et culturel (impression que quelque chose de notre identité se perd), et un coût politique (tout ne se décide plus à Paris) trop lourds. Avec le sentiment d’une perte profonde de substance. Ces personnes appartiennent davantage aux couches populaires, avec un faible niveau de diplômes. Ceux qui votent FN, massivement, ce sont les jeunes issus de l’enseignement professionnel. Les personnes qui habitent ce qu’on appelle le périurbain, là où le rural se perd dans l’urbain et l’urbain dans le rural. J’ai qualifié il y a quelques années les opposants à l’ouverture de « croisés de la société fermée ». Eh bien, le Front national s’est mis à l’avant-garde de la société fermée. C’est ce qui fait sa force et c’est ce qui nous explose au visage.

Le FN serait-il l’unique bénéficiaire de ce clivage ?

Dès les années 1990, l’état-major du FN comprend ce qui se joue. D’ailleurs, Jean-Marie Le Pen renonce à la notion de « droite sociale, nationale et populaire » au profit du thème « ni droite ni gauche, Français ». Il savait très bien ce qu’il faisait. La puissance de ce ressort fondamental dans la société française est considérable. L’offre politique conçue par Jean-Marie Le Pen et reprise par Marine Le Pen est d’une grande cohérence. Ils disent clairement non aux trois facettes de l’ouverture. Sur le plan politique, c’est le rejet de l’euro et de l’Union européenne. Sur le plan économique, le refus de la mondialisation. Et sur le troisième visage de l’ouverture, le cosmopolitisme, ce sont les seuls à dire clairement non. Pour le commun des mortels, cette offre politique paraît non seulement convaincante mais en harmonie avec ses préoccupations, ses attentes, ses demandes. Cela donne un phénomène politique majeur.

Sommes-nous à la veille d’une grande recomposition politique ? 

J’utilise la formule de Gramsci dans ses Lettres de prison. La crise, dit-il en substance, c’est quand le vieux meurt et que le neuf hésite à naître. Le clivage ancien gauche-droite périclite sans disparaître. Il fait de la résistance car il est dans nos têtes depuis deux siècles. On sent le poids de l’héritage, les pesanteurs historiques liées à nos cultures, à nos socialisations. À travers lui, c’est le passé qui s’exprime. Et n’oublions pas que nos institutions ont été formatées ainsi, en particulier la Ve République qui a vécu de la bipolarisation et l’a même accentuée, au point de rigidifier le système. 

Le nouveau clivage doit se mouler dans des institutions bipolaires. Cela débouche sur ce que le FN appelle « la trahison de l’UMPS ». Mais est-ce une trahison ? Au delà des postures, n’y a-t-il pas de vraies lignes de rapprochement entre Les Républicains, les centristes et le PS, sur le clivage ouvert-fermé ? 

Quel est son impact psychologique ?

Le géographe Jacques Lévy l’a très bien formulé dès les années 1990. Il a observé que se créait en Europe une catégorie de cadres supérieurs à forte formation intellectuelle, voyageant beaucoup, vivant dans la centralité urbaine, se retrouvant plus proches culturellement de l’habitant de Francfort ou de Londres que des habitants du sud de l’Oise, dans l’hinterland rurbain de nos centres-villes. Cette situation a cassé la communauté nationale. Elle crée de la violence chez ceux qui ont l’impression d’être abandonnés par une partie de leur nation. Ce sentiment d’abandon et de rupture du lien national est réel. Installer des drapeaux tricolores aux fenêtres ne va pas le rétablir.

Ce clivage est-il rationnel ou repose-t-il sur des peurs ?

Après les attentats, nous avons mesuré les affects réactifs sur un échantillon de 25 000 personnes : la haine, la colère, l’amertume. La haine atteint 51 % en moyenne nationale. Chez les électeurs du FN, elle monte à 75 %. La force de ces sentiments réactifs révèle un clivage qui ne parvient pas à se faire reconnaître. Marine Le Pen sait le mettre en lumière en parlant à la France des invisibles, ceux qu’on n’écoute jamais. Le sentiment existe que les gens d’en haut s’en fichent et ne comprennent pas. C’est frappant chez les jeunes sans diplôme, chez les apprentis pour qui les politiques sont tous pourris. Seule Marine Le Pen existe aux yeux de cette population issue de milieux jadis de gauche ou de la marginalité sociale. Hollande, Mélenchon, Bayrou, ils ne connaissent pas… Ils ne sont pas indifférents, ils ont la haine du politique. Leur discours est très inquiétant. On parle beaucoup de la violence des djihadistes. On observe aussi une contre-violence à ne pas sous-estimer. 

Que doit faire le politique ?

Sa responsabilité est de traiter le clivage. Derrière le clivage gauche-droite existait un clivage de classe. Il était traité par l’État-providence, la stratégie de compromis social. Loin de jeter de l’huile sur le feu, on a amélioré sensiblement les conditions de vie de la classe ouvrière. Mais on ne combat bien que ce qu’on a su conceptualiser. Beaucoup de responsables politiques à haut niveau ne voient pas cette réalité. Concrètement, il faut traiter le clivage né de l’élargissement des frontières de l’Europe, de l’ouverture économique. Il y a de nouvelles modalités de protection à inventer pour cette partie de la population qui a payé les pots cassés de la mondialisation. Et il ne s’agit pas de répondre à la situation nouvelle avec des solutions d’hier. Le chantier est gigantesque. 

Le FN, chambre d’écho de ce nouveau clivage, est-il là pour durer ?

Ses meilleurs scores s’expriment chez les moins de 50 ans. Ils sont très impressionnants chez les jeunes. C’est chez les personnes âgées que son score est le plus faible. Et aussi chez les catholiques pratiquants réguliers. Or les personnes âgées ne représentent pas l’avenir et les catholiques pratiquants sont de moins en moins nombreux… L’offre politique peut bien sûr évoluer, Le FN peut connaître des échecs politiques et subir l’épreuve du pouvoir. Mais d’ici à 2017, la séquence sera trop courte pour qu’on puisse s’apercevoir du résultat. Et Marine Le Pen sait très bien ne pas faire de bêtises. Pour l’instant, le FN a l’avenir pour lui.  

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO et LAURENT GREILSAMER

Vous avez aimé ? Partagez-le !