La scène s’est passée à Kerlann, une grosse ferme du cœur de la Bretagne, en janvier 2013. « Pas que les ouvriers de Lorient ou de Brest qu’on abandonne ! » s’est exclamé Roland Le Bourhis. « Ici aussi, dans les terres, c’est plein de gens qu’on laisse tomber. Ici aussi, c’est la casse ! »

Ce n’est pas la crise de l’agriculture bretonne qui m’avait amenée chez lui. Je voulais écrire un livre sur l’enfance de mon père, placé à onze ans comme gardien de vaches dans cette exploitation naguère prospère. J’avais retrouvé la ferme. Et découvert Roland, le petit-fils du patriarche qui avait tyrannisé mon père. Il avait 65 ans et y avait passé sa vie.

Quand il m’avait vue entrer dans sa cour, une semaine plus tôt, carnet en main et questions plein la bouche, il aurait pu me flanquer dehors. Mais non, il m’avait ouvert sa porte : «  Je veux bien qu’on parle. On va prendre un coup de cidre. C’est encore moi qui le fabrique. » 

Je ne sais pas pourquoi, j’avais tout de suite senti qu’il y avait eu un avant et un après dans sa vie, qu’un jour, elle avait été fendue net, comme la bûche qu’il débitait pour ranimer le feu assoupi dans sa cheminée. Allait-il m’en parler ? J’en doutais. Pourtant huit jours plus tard, après qu’il m’eut tout livré du passé de la ferme et de ce qu’il savait de mon père, il m’a raconté ce qui lui était arrivé. 

« La Casse », comme il l’appelait en mettant dans le « C », comme pour cracher, tout ce qu’il avait de salive. Pour le reste, pas le moindre soupir. Son histoire, il le savait bien, était aussi banale que les verres en Duralex où il versait son cidre. Et la rancœur lui était étrangère, alors même qu’il constatait que les rôles, entre ma famille et la sienne, s’étaient radicalement inversés : « Vous, avec vos grandes études, vous avez pu monter haut. Mais par les temps qui courent, je ne suis pas sûr que vous y arriveriez. Même ici, en Bretagne, l’école s’est détraquée. Et là-haut, ils méprisent vite. » 

« Là-haut », c’était Paris. Et «  ils », « les hautes sphères », comme il disait aussi. Il ne leur attribuait pas son malheur, il haïssait la haine et méprisait le mépris. Sa bête noire, c’étaient les banques. Il en parlait avec colère, mais en pesant ses mots. Je voyais bien pourquoi : pour lui, le plus précieux trésor d’un homme n’était pas ce qu’il possède, mais sa dignité. 

Dans ses yeux, par moments, passait aussi une sorte d’éclat tragique. Je l’ai vite identifié, je l’avais déjà vu dans le regard de mon père quand il évoquait son enfance de misère et la façon dont le village l’avait traité en paria au motif que sa famille était la plus pauvre de la commune. C’était le sentiment d’abandon, la conscience de ne compter pour personne, ou si peu. Donc si Roland s’est risqué à me raconter la Casse, c’est qu’il me savait en pays de connaissance, malgré nos trajectoires opposées – lui, rural, fervent catholique, alors qu’issue d’un milieu ouvrier et pur produit de l’école laïque, je devais tout à une espérance qui s’appelait naguère « République ». 

 

Son récit fut linéaire et il s’est remis à débobiner l’engrenage infernal qui l’avait conduit à se retrouver seul dans sa ferme – rien qu’un chien de chasse pour lui tenir compagnie et, sous la grange, ses vieux tracteurs rouillés. Dans les années soixante, tout fiérot de ce fils aussi brillant que costaud, son père l’avait inscrit dans l’un des premiers lycées agricoles. Tout le monde y croyait, sa famille, les profs, les curés, les syndicats, Roland lui-même, qui fit sien dans l’instant, aussi fervent qu’un missionnaire, le credo du moment : nourrir la France, devenir moderne. «  Donc comme les autres paysans, j’ai tout fait, les engrais chimiques, l’abattage des talus, les tracteurs, le remembrement, les antibiotiques versés à fond la gueule des vaches et des cochons, quinze heures par jour sans jamais de vacances. Et les emprunts, au moment de l’Europe. » 

« Le moment de l’Europe », selon lui, ce fut l’instant crucial : «  Tout le monde savait qu’il y avait un loup quelque part, mais on se forçait à y croire. » Un jour il s’aperçoit que ce n’est plus pour nourrir la France qu’il s’esquinte, mais pour rembourser la banque. C’est là qu’il commence à forcer sur le tabac : «  Même sous la douche, je fumais ! » Puis ses souvenirs s’embrouillent, il ne voit plus que des scènes, et n’arrive pas à les dater. Des coups de sang, la plupart du temps. Contre un employé de l’URSSAF, qu’il terrorise au point que l’autre détale dans la minute. Trois mois plus tard, les gendarmes et l’huissier débarquent à Kerlann et cette fois, pas moyen d’y couper. Nouvel emprunt, étouffoir des paperasses. Roland ne s’y retrouve plus, passe sa rage sur sa femme, qui divorce. Fâcherie avec les enfants, puis les banquiers le mettent en faillite. «  Ces requins avaient ça en tête depuis le début, je suis sûr. Un jour, j’en ai pris un en otage à la mairie. Rien que pour l’honneur. Je l’ai vite libéré et six mois plus tard, je lui ai lâché une partie de mes terres. Si j’arrive encore à survivre, c’est que j’ai réussi à garder des champs pour faire de la patate. Une année, coup de chance, il a gelé en Hollande et pas en Bretagne. Avec mes patates, je suis parti dans le Nord de la France, je les ai vendues au cul du camion, au black et au prix fort. Je me suis fait un petit paquet, et vu mes trois sous de retraite, c’est toujours sur ces billets-là que je vis. « La lessiveuse » comme on dit ici, bien planquée dans un coin de ma ferme… J’y touche seulement pour payer l’impôt foncier et les travaux sur mes bâtiments. Je veux que la ferme soit propre à l’heure de ma mort. »

C’est là-dessus qu’il a conclu. 

 

Après la sortie de mon livre, je suis plusieurs fois retournée le voir. Je me souviens très bien de ce qu’il m’a dit à ma dernière visite : « La semaine d’avant, pas loin d’ici, il y a encore eu un agriculteur qui s’est foutu en l’air. Ça n’arrête pas. Des jeunes, maintenant, dix ans à peine qu’ils bossent. Les emprunts, toujours pareil. Les uns font ça au fusil de chasse, d’autres se pendent. Celui de l’autre semaine s’est jeté dans son puits. » Roland parlait de ces morts comme de « la Casse », avec sobriété, dignité. 

En janvier 2015, quand je lui ai écrit pour les vœux, il n’a pas répondu. Trois semaines plus tard, quelqu’un de Kerlann m’a appelée. Roland était mort. À l’hôpital, réconcilié avec ses enfants. 

 

On l’a enterré fin janvier. Il n’a donc rien su de ce qui s’est passé le 14 novembre dernier à deux pas de l’hôpital de Pontivy où il est mort, et qui l’aurait sûrement révulsé au plus haut point. Seize heures à peine après les attentats de Paris, au cœur même de cette Bretagne où le FN n’a jamais franchi la barre des 18 %, il s’est trouvé 300 personnes pour hurler dans les rues : « Dehors les Arabes et les migrants ! », avant de tabasser le premier bouc émissaire venu, à savoir un Maghrébin qui avait eu le malheur de croiser leur chemin.  

 

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