Depuis le XIXe siècle, la classe sociale, avec la religion, était le principal facteur de clivage électoral en Europe. Le passage à la société postindustrielle puis la fin de la croissance, dans les années 1970, sont venus brouiller les frontières de classe. Le chômage de masse a fragilisé le monde ouvrier. Les inégalités de revenus ont augmenté, aggravant le décalage entre riches et pauvres. Des formes de travail atypiques sont apparues, des boulots précaires, mal payés, assortis d’une faible protection sociale. Ils touchent tout particulièrement les jeunes, les femmes, les immigrés, dans le secteur des services. Un nouveau clivage oppose ces « outsiders » sans statut aux « insiders », favorisant chez les premiers une désaffection croissante à l’égard de la politique, des partis et des syndicats, vus comme privilégiant les « insiders ». Hier le salariat d’exécution, avec le « compromis fordiste », avait un pouvoir d’achat garanti, des possibilités de carrière. Ce ne sera pas le cas pour les nouvelles générations qui arrivent sur le marché du travail. « L’insécurité sociale », pour reprendre les mots du sociologue Robert Castel, progresse. 

Une insécurité qui est aussi, de plus en plus, culturelle et identitaire. Elle favorise le repli et fait le lit du vote Front national. Plus que la classe sociale, le diplôme est la variable la plus prédictive du vote Le Pen, père et fille. Au premier tour des régionales, selon le sondage IFOP réalisé le jour du vote, 13 % de ceux qui ont fait des études supérieures déclarent voter FN, contre 46 % chez les titulaires d’un diplôme « pro ». L’écart est énorme. L’école est le lieu où l’on s’ouvre sur le monde. On y apprend à rejeter les préjugés et les simplifications. Et aujourd’hui, il faut au minimum le bac pour trouver du travail. Ne pas l’avoir nourrit un ressentiment contre les « intellos » et les élites. 

Comme l’a montré le sociologue du travail Olivier Schwartz, on assiste à une tri­partition de l’espace social. La frange inférieure des classes moyennes ne regarde pas seulement ceux qui sont au-dessus. Elle est tétanisée à l’idée de tomber parmi ceux qui sont en bas. C’est le cas des « travailleurs pauvres » que nous avons interviewés avec Céline Braconnier dans Les Inaudibles : « J’ai un boulot, disent-ils, mais j’arrive à peine à m’en sortir, alors qu’en dessous, y en a qui reçoivent des aides et ne les méritent pas. » Des « faux pauvres » qui « font plein d’enfants, qui ont des bagnoles, des télés à écrans plats ». Alors qu’eux, parce qu’ils travaillent, n’ont pas droit au RSA. Il s’y ajoute une dimension ethnocentriste, avec l’idée que ces assistés sont d’abord des étrangers, des immigrés. 

Contrairement à une idée reçue, les électeurs prêts à voter pour Marine Le Pen ne sont pas les plus démunis. Ils ont un petit diplôme professionnel. Ils sont en accession à la propriété. Ils ont un petit quelque chose, qu’ils redoutent de perdre. La peur du déclassement est le principal moteur du vote FN. Le vote des ouvriers en 2012 est parlant : les ouvriers précaires ont été les plus nombreux à s’abstenir et s’ils ont voté, c’est pour les candidats de gauche (52 % au premier tour, 67 % au second). En revanche 35 % des ouvriers non précaires ont voté pour Marine Le Pen (contre 22 % de précaires). Voilà qui complique le tableau !  

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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